ÉTHIOPIE

 

Les contours de la mer Rouge et du golfe d’Aden dessinent sur la carte une déchirure qui, par la dérive des continents, arracha l’Arabie de l’Afrique. Du côté abyssin, volcans, failles, séismes soulignent que cette dislocation se prolonge. Du Yémen à l’Éthiopie, les hauts plateaux et les hommes se ressemblent: certaines populations éthiopiennes se croient d’origine sud-arabe, descendantes de la reine de Saba. De fait, au nord de l’Éthiopie, l’écriture, les dialectes, la religion antique furent jadis les mêmes qu’au Yémen himyarite. Mais rien n’assure que le principal foyer de l’ensemble des civilisations éthiopiennes ait été en Arabie plutôt qu’en Afrique.


Grâce à ses montagnes, l’Éthiopie a pu refouler les invasions étrangères tout en maintenant des échanges avec les peuples environnants auxquels elle aurait fourni, selon des légendes, le froment et l’olivier et, en tout cas, abondance d’or, d’épices, de miel, de café. Ses alpages sont arrosés plusieurs mois par an de moussons qui s’écoulent ensuite, chargées de limon, vers le Soudan et l’Égypte qu’elles fertilisent. Forteresse abrupte, elle est entourée de terrasses et de vallées tropicales puis de larges déserts ouverts à l’ouest sur la basse vallée du Nil et ses caravanes, à l’est sur des mers que fréquentent les flottes d’Égypte et d’Orient. Sur ses 1 251 282 kilomètres carrés, l’Éthiopie fait vivre 54 millions d’habitants en 1993 (9 millions en 1949; 28 millions en 1974).


Sans parler d’une préhistoire qui en fait l’un des berceaux de l’humanité, l’Éthiopie est après l’Égypte la seule nation africaine dont l’histoire s’illustre dès l’Antiquité; elle possédait, avant notre ère, écriture et monuments. Elle a su rester vierge de toute colonisation, exception faite de l’occupation italienne de 1935-1941. Les Éthiopiens n’ont cessé d’enregistrer leur histoire par des inscriptions, des monuments, puis des chroniques royales ou religieuses, jusqu’à nos jours où livres et journaux s’impriment dans le même alphabet que jadis. Quand, au XVIe siècle, l’Éthiopie cessa d’être une terra incognita pour l’Occident, les érudits recherchèrent ses traditions. Missionnaires, géographes, ethnologues, archéologues modernes se sont plus encore efforcés de la découvrir: même pour l’histoire récente, les traditions locales travestissent les événements, et certaines régions sont restées impénétrables. Plusieurs des peuples qui bâtirent l’Éthiopie – Harar, Gouragué, Kaffa et surtout les Oromo (surnommés Galla et qualifiés d’"envahisseurs") – sont restés à l’écart des chroniques jusqu’à la révolution de 1974 qui, rétablissant l’égalité entre les ethnies, langues et religions, leur a redonné leur place dans l’histoire de la nation.


À trois reprises, l’Éthiopie s’est manifestée comme une puissance mondiale. De l’Antiquité au XVe siècle, elle accueille successivement, dans sa culture autochtone déjà puissante, le christianisme et l’islam entre lesquels elle se partage. Dominant par Massaoua, Assab et Zeila l’économie du sud de la mer Rouge et de la corne de l’Afrique, elle entretient au nord des relations avec la Nubie, l’Égypte et Byzance; à l’est, avec l’Arabie, la Syrie, l’Arménie et l’Iran; au sud, avec le royaume Zéndj créé au VIIIe siècle par les négociants réfugiés de Shirâz et du Bahreïn chez les Noirs des côtes entre le Bénadir et Kilwâ.


À la fin du XVe siècle, les affrontements entre Turcs et Portugais ruinent les flottes égyptiennes, arabes, indiennes qui entretenaient la prospérité de ces mers: la misère jette les populations éthiopiennes des côtes et des déserts à l’assaut des riches plateaux chrétiens du centre, qui n’ont survécu que grâce à l’intervention opportune des Portugais. Mais l’empire refuse les exigences religieuses de ses alliés catholiques et, tout en se parant d’une fastueuse capitale, Gondar, s’enferme dans ses luttes féodales.


Au XIXe siècle, l’Égypte, stimulée par les Britanniques, veut coloniser l’Éthiopie, et l’ouverture du canal de Suez précipite les Européens vers cette Afrique orientale dont ils devinent les richesses. Puis ce sont des plans de partage anglo-italiens qui aboutissent aux colonisations de l’Érythrée, du Somaliland, de la Somalia, du Jubaland et, finalement, à l’invasion italienne totale de 1935. En 1941, l’Africa orientale italiana conquise par les Alliés ne serait qu’une "colonie italienne occupée" si Haïlé Sellassié ne revendiquait l’indépendance de sa nation.


Que cette restauration impériale ait abouti, trente ans plus tard, à la révolution marxiste de 1974 est logique. L’empereur, en voulant les bénéfices des progrès techniques modernes, a provoqué l’éveil intellectuel et social en même temps qu’une misère unifiant ethnies et religions. Quant aux graves séquelles des colonisations étrangères, agressions somaliennes ou dissensions érythréennes, elles avaient déjà montré les effets destructeurs des partages occidentaux dans une Afrique jusqu’alors historiquement et culturellement cohérente, et suggéré aux nouvelles générations d’Éthiopiens qu’il leur fallait chercher dans l’U.R.S.S. ou dans la Chine leurs alliés.


1. Le cadre naturel
Hauts plateaux et volcanisme
L’Éthiopie est constituée par le triangle de hauts plateaux de la "corne de l’Afrique" et par la marge de territoires qui l’entourent, mais ne représentent que le tiers de l’Empire éthiopien: plaine torride des Danakils et des Somalis à l’est et au sud-est, bassin du haut Nil et désert de Nubie à l’ouest et au nord-ouest.


Sur le haut plateau, table de 2 000 m d’altitude, des massifs montagneux culminent à 2 000 m au-dessus de son niveau moyen. Géologiquement, ce plateau comporte un soubassement de roches anciennes, qui apparaît sur ses bords: en Érythrée, à la lisière du Soudan, au Sidamo au sud et dans la province de Harar. Recouvert de sédiments à l’époque secondaire, le centre doit son aspect actuel au volcanisme qui, au Tertiaire, l’a recouvert de basaltes, les volcans isolés et les cheminées d’anciens volcans constituant les plus hautes montagnes (jusqu’à 4 620 m).


D’une façon générale, le plateau est incliné d’est en ouest. Il descend graduellement vers la vallée du haut Nil par des ressauts irréguliers. Mais, à l’est, où se situent quelques-uns des plus hauts sommets (4 000 et 3 439 m) son rebord tombe brusquement d’une hauteur de 2 000 à 2 500 m, sur la mer et la plaine des Danakils. L’inclinaison générale est cependant interrompue par de hauts groupes montagneux (probablement centres d’une activité volcanique ancienne): le Sémien (Ras Dachan, 4 620 m), les monts Choke (au Godjam), le massif du Lasta, encerclé par la boucle du Takazzé supérieur (Abouna Joseph, 4 198 m), les monts du Wollo, et, au sud le massif de Gamou, en bordure de la dépression des lacs.


Climat et hydrographie
Grâce à l’altitude, le climat est relativement frais. Le relief arrête les nuages et, pendant les trois mois d’été, les pluies alimentent de grands fleuves.


Sauf l’Omo, au sud, qui coule vers le lac Rodolphe, ces fleuves se dirigent vers l’ouest et le bassin du Nil. Au nord, le Takazzé ("le Terrible"), avec ses affluents, descend des monts du Lasta. Mais le principal est l’Abbai, ou Nil Bleu, qui prend sa source au lac Tana (ou au petit Abbai qui descend des monts Choke vers ce lac, source identifiée par l’explorateur James Bruce en 1770). Ces cours d’eau, grossis par les violentes pluies saisonnières, ont creusé dans le plateau non seulement des vallées profondes, mais même d’énormes canyons et gorges. Celle du Takazzé a près de 1 000 m de profondeur. L’Abbai, qui sort du lac Tana, situé à 1 000 m au-dessous du niveau moyen du plateau, coule (après avoir franchi une barrière de lave de 42 m) dans une gorge dont la dénivellation est de quelque 1 500 m. La montée des eaux de l’Abbai détermine la crue du Nil en Égypte.


À 1 500 m d’altitude, une dépression profonde (Rift Valley), abritant une série de grands lacs, sépare le haut plateau proprement dit d’une chaîne de direction sud-ouest – nord-est. Elle culmine à 4 340 m dans la province des Aroussi et est prolongée au sud-est par le plateau de Harar, d’une altitude moyenne de 300 m qui s’incline graduellement vers les plaines de Somalie. Les rivières qui descendent de ces hauteurs se dirigent vers le sud-est, mais seule la rivière Giouba atteint l’océan, en République somalienne.


La dépression des lacs s’ouvre, vers l’est, sur une région basse, de forme triangulaire, la plaine Afar, que draine la grande rivière Awash, descendue de la région d’Addis-Abeba et qui, sans atteindre la mer Rouge, se perd dans le lac Abbé, situé à la frontière avec Djibouti.


C’est en utilisant la pente suivie par le haut cours de l’Awash que le chemin de fer de Djibouti, passant par Dirédawa (117 700 hab.) non loin de Harar, s’élève sur le plateau pour atteindre Addis-Abeba, la capitale actuelle (1 673 100 hab.).
La réunion de l’Érythrée à l’Éthiopie a fourni à celle-ci un débouché sur la mer Rouge, par les ports de Massaoua et d’Assab, reliés par route aux villes d’Asmara (331 000 hab.), en Érythrée, et de Dessié, au Wollo.


2. Histoire
Saba et le royaume d’Axoum
Les traditions relatives à la reine de Saba (dont se réclame la lignée salomonide des empereurs éthiopiens) n’ont été écrites qu’au XIVe siècle, et l’Arabie du Sud présente des traditions parallèles. L’archéologie a révélé que, pendant au moins dix siècles, le Royaume de Saba a existé en Arabie du Sud. Cependant, surtout en ces dernières décennies, les fouilles ont mis au jour, au Tigré éthiopien, des inscriptions et des monuments appartenant à cette même culture sabéenne et datant du Ve au IIIe siècle avant J.-C. On a d’abord supposé qu’ils attestaient une colonisation du plateau éthiopien par les Arabes du Sud, à haute époque, expliquant ainsi le type et la langue sémitique des anciens Éthiopiens. Aujourd’hui, on nuance cette thèse. L’uniformité culturelle (qui n’exclut pas quelques différences) est due à des liens historiques existant manifestement entre le Ve et le IIIe siècle avant J.-C., mais dont on ne peut prouver la présence à une date antérieure. Selon la Bible, il pourrait s’agir de deux peuples cousins (Shaba, d’Arabie, serait petit-fils de Koush, tandis que Saba, d’Éthiopie, serait fils de celui-ci et serait donc le plus ancien), mais son exposé généalogique est sujet à caution.


Les données archéologiques montrent qu’à partir du IIe siècle avant J.-C. la culture sabéenne s’abâtardit, tandis qu’apparaît une écriture qui va devenir celle du guèze (éthiopien classique).
On ne sait pas encore comment s’est élaborée la civilisation axoumite, ni précisément à quelle date.
Un texte grec anonyme, Le Périple de la mer Érythrée , mentionne pour la première fois ce royaume. Ce texte, qu’on a daté du Ier siècle de notre ère, paraît aujourd’hui appartenir plutôt au début du IIIe. Ce royaume, dont la capitale était Axoum, serait donc né au cours du IIe siècle après J.-C. D’après le Périple , son roi était ami des empereurs romains; les navires alexandrins fréquentaient le port d’Aloulis (dont les fouilles n’ont encore révélé que peu de choses).
Seul le classement des monnaies d’or, d’argent et de bronze frappées par ces souverains pourra établir la chronologie de leur succession entre le IIIe et le VIIIe siècle. Ce classement n’est pas encore fixé de manière certaine. Toutefois, les monnaies permettent de constater le passage du paganisme (croissant et disque) au christianisme (croix).
Au début du IVe siècle, un jeune Syrien naufragé, Frumence, recueilli par le négus et élevé à sa cour, convertit celui-ci et devint le premier évêque du pays. Des moines venus d’Antioche, au Ve siècle, réalisèrent la conversion définitive du peuple et de ses rois.


Au VIe siècle, un roi de l’Arabie du Sud, converti au judaïsme, ayant martyrisé les chrétiens de son royaume, l’empereur Justinien pria le négus Kaleb d’intervenir. Celui-ci triompha du souverain arabe, et les églises furent reconstruites. La mainmise de l’Éthiopie sur l’Arabie du Sud dura une cinquantaine d’années, jusqu’à ce qu’un descendant royal, à la tête d’une troupe de condamnés sortis des prisons de Perse, réussisse à reconquérir son royaume (572). Mais l’avènement de l’islam mit bientôt fin à la civilisation sud-arabe et l’Éthiopie se trouva peu à peu isolée.


La période obscure
L’Éthiopie perdit puis reprit sa côte de la mer Rouge. Au VIIIe siècle, après le sac de Djeddah par les Abyssins, les Arabes réoccupèrent le littoral (Massaoua, ou les îles Dahlak) et Adoulis fut définitivement détruite. Mais, au commencement du Xe siècle, le pays fut en détresse. Une reine de race agaou, païenne, ou peut-être judaïsante, brûlait les églises, tuait les prêtres, emmenait les gens en esclavage, dévastait Axoum et poursuivait le roi de refuge en refuge. Elle fut enfin vaincue, après l’arrivée d’un nouvel abouna.


Cependant, la puissance éthiopienne était ébranlée. Les îles Dahlak et la côte des Danakils furent perdues, l’islam pénétra au Sidamo et à Harar, et le sultanat d’Ifat se créa, juste au pied du plateau, à l’est.
L’Éthiopie se trouvait coupée de la mer. Privée de relations extérieures, elle commença à s’étendre vers le sud.
Dans le Lasta apparut la dynastie Zagoué, dont les origines appartiennent à la légende. De race agaou, elle était usurpatrice, mais, se posant comme rivale de la dynastie légitime salomonienne, elle prétendait descendre de Moïse. Son plus grand roi, Lalibéla, est considéré comme un saint par les Éthiopiens. De la capitale qu’il fonda, Roha (à laquelle la postérité donna son nom, Lalibéla), il ne reste que les douze églises extraordinaires, qui sont censées composer une nouvelle Jérusalem symbolique et que les foules éthiopiennes vénèrent à l’égal de la Ville sainte. La dynastie fut renversée, vers 1270, par un Amhara, Yekouno Amlak.


Un brillant Moyen Âge
La renaissance
Yekouno Amlak (1270-1285) prit pour capitale Tegoulet, dans le Shoa. Les historiographes qui écrivirent la Chronique de la gloire des rois (Kebra Nagast) ont célébré la restauration de la lignée des rois axoumites, donnés pour descendants de Salomon et de la reine de Saba (dont on rédigea alors la légende). Yekouno Amlak aurait été un de leurs descendants, échappé au massacre et élevé dans le Shoa.


La période qui s’ouvrait allait être marquée par une floraison littéraire qui dura quelque cinq siècles. De grands ordres religieux se créèrent. Les monastères prirent, grâce à la faveur royale, un éclat et une importance primordiales; il n’y en avait pas moins de violents affrontements lorsqu’un abbé désapprouvait et excommuniait le roi. Les souverains édifièrent de magnifiques églises. Couvents et ermitages se multiplièrent dans tout le pays. Des moines éthiopiens s’établirent à Jérusalem (où ils sont encore au Saint-Sépulcre).


Cependant, le clergé de la cour prit ombrage de l’éclat du monarchisme. Les métropolites coptes envoyés d’Alexandrie ne furent pas toujours bien vus. Des disputes théologiques s’envenimèrent; les moines michaélites et stéphanites furent dénoncés comme hérétiques, et le roi Zara Yaqob, s’étant arrogé la capacité de définir l’orthodoxie mena contre ces deux ordres une persécution sanglante. Les traités qu’il fit rédiger définissent encore aujourd’hui la foi pour l’Église d’Éthiopie.
L’éclat chrétien de cette dynastie fut tel qu’en Europe on identifia alors ce royaume avec celui du légendaire roi asiatique chrétien, le Prêtre Jean.


Le Portugal y envoya en 1520 une ambassade qui resta six ans. À son retour, le chapelain Alvarez publia une description des mœurs et de la civilisation médiévale de l’Abyssinie, alors à son apogée, qui fut aussitôt traduite en toutes les langues de l’Occident.


La lutte contre l’Islam et l’aide portugaise
Les rois salomonides s’illustrèrent aussi en repoussant, tout d’abord victorieusement, les attaques des sultans de l’Ifat et de l’Adal. Cette âpre lutte, poursuivie pendant deux siècles et demi, a fourni à la littérature le sujet de ses plus belles chroniques et de poèmes guerriers, en particulier les guerres victorieuses de Amda Sion (1314-1344). Les campagnes des rois David Ier (1382-1411) et Yeshaq (1414-1429), puis de Zara Yaqob (1434-1468) réduisirent la puissance du sultan d’Ifat, chef de la ligue musulmane. Mais la province de l’Adal prit la relève, et les souverains ne parvinrent pas à la soumettre.


Sous le règne de Lebna Dengel (1508-1540), le pays était dans toute sa prospérité. Mais, avant que les Portugais aient pu s’entendre avec l’Éthiopie contre l’avance des Turcs en mer Rouge, le chef de guerre de l’Adal attaqua avec deux cents arquebusiers fournis par ceux-ci. Surnommé Gragne ("le Gaucher"), il dévasta le pays jusqu’au Tigré et à Axoum. Neuf sur dix de ses sujets abjuraient le christianisme, et le roi des rois, acculé dans les montagnes de l’intérieur, envoya aux Portugais un appel désespéré. La flotte ottomane tenait alors la mer Rouge. En 1541, les Portugais parvinrent à débarquer quatre cents hommes à Massaoua, sous le commandement de Christophe de Gama (le fils du célèbre Vasco de Gama). Il fallut à Gragne, replié, l’appui de neuf cents arquebusiers turcs pour tuer plus de la moitié des chrétiens et pour prendre Christophe, qui fut martyrisé. Cependant, sur une amba que celui-ci avait conquise auparavant, le jeune négus Claude et ses fidèles préparèrent avec les Portugais la victoire finale, et Gragne fut tué dans ce combat.


En 1558, les Turcs occupèrent Massaoua. Aucun secours ne pouvait plus venir de la mer. L’année suivante, le sultan de Harar vainquit Claude et le tua. Cependant, l’invasion des Galla allait mettre fin aux luttes entre musulmans et chrétiens.
Les survivants portugais étaient restés dans le pays, faute de pouvoir être rapatriés.


Les jésuites espagnols
Les initiatives autoritaires d’un Portugais qui se faisait passer pour un patriarche catholique incitèrent Rome à envoyer des missionnaires de saint Ignace de Loyola, sous la conduite de l’évêque espagnol André d’Oviedo (1554). La mission s’établit à Frémona, près d’Axoum, et exerça une influence sur le développement de la littérature théologique et de la langue amharique. Mais, à la fin du siècle, les missionnaires s’étaient peu à peu éteints.


Malgré le barrage vigilant qu’opposaient les Turcs à l’entrée en Abyssinie, un jésuite espagnol, Pierre Paez, parvint en 1603 à Frémona, où il ouvrit une école. Brillant linguiste, il sut se faire aussi maçon, architecte et charpentier. Libéral patient et discret, il sut convaincre le négus Susenyos d’écrire au pape pour lui prêter serment d’obédience, et à Philippe III d’Espagne. Mais Paez mourut, et le pape envoya un autre Espagnol, Mendez, dont les réformes maladroites soulevèrent l’opinion publique et provoquèrent une insurrection. Susenyos revint à la foi de ses pères et abdiqua en faveur de son fils, Fasilidas, qui effectua une sévère répression.


Les rois de Gondar (XVIIe et XVIIIe s.)
Profitant de l’épuisement des musulmans comme des chrétiens, après leurs longues luttes, un peuple du Sud, les Galla, envahit les abords du plateau éthiopien et même s’installa au cœur de celui-ci, dans le Shoa, l’Amhara et le Lasta. Devant cette menace, Fasilidas transporta sa capitale plus au nord, à Gondar.


Aux XVIIe et XVIIIe siècles, dans le somptueux décor d’une ville pourvue d’églises et de palais, les rois virent sombrer leur pouvoir. Les trois premiers (Fasilidas, Yohannès et Yasous le Grand entre 1632 et 1705) maintinrent leur autorité. Après l’assassinat, au Sennar, de l’ambassade française de M. du Roule envoyée à Yasous, il n’y eut plus de contacts diplomatiques avec l’Europe pendant un siècle. Les missionnaires qui parvinrent à pénétrer dans le pays y laissèrent tous la vie. L’explorateur anglais Bruce qui y séjourna de 1768 à 1772, sous la protection du puissant seigneur du Tigré, a donné une description des rivalités et des luttes sanglantes qui ruinaient le pays; à partir de 1769, les empereurs, sans armée, sans revenus, furent nommés et détrônés par les seigneurs.


L’unité de l’Église se perd dans les luttes doctrinales, et les factions, soutenues par les grands, donnent lieu à des conflits allant jusqu’au massacre.
À la fin du XVIIIe siècle, c’est une dynastie de seigneurs galla, musulmans, qui prend le contrôle de la province clé, celle de Gondar; la noblesse chrétienne est en perpétuelle rébellion, en proie aux intrigues et aux rivalités. Chacun cherche à s’assurer le contrôle (et le revenu) du territoire le plus vaste possible. En 1827, on se dispute l’héritage du seigneur de Dembiya, qui a rassemblé sous son contrôle toutes les provinces entourant celle de Gondar. C’est en participant à cette lutte que le futur Théodoros allait réussir à restaurer le pouvoir impérial.


3. L’Éthiopie face au monde moderne
Des princes à Théodoros
L’Antiquité avait connu d’âpres conflits pour la maîtrise des deux routes qui vont de la Méditerranée aux Indes – route des caravanes par l’Iran, route des flottes par la mer Rouge. L’empire d’Axoum dut sa puissance à son contrôle des côtes éthiopiennes et sabéennes. Ce trafic maritime déclina lorsque Perses et Arabes puis Turcs et Portugais se le disputèrent. Au XVIIIe siècle, Français et Britanniques, rivaux pour la maîtrise de l’Inde, rêvaient de rouvrir ce passage par la mer Rouge. Bonaparte eût voulu couper l’isthme de Suez; empereur, il projeta même, avec le tsar Paul Ier, de conquérir l’autre passage, terrestre, entre l’Iran et l’Inde (projet que les Russes ont poursuivi de 1865 à nos jours): les conflits des grandes nations pour le contrôle de ces deux routes s’attisent sitôt qu’au XIXe siècle le percement du canal de Suez devient une possibilité. Entre Éthiopie et Yémen, sociétés ou gouvernements achètent des enclaves dont la première est Aden (acquis en 1802 par le gouvernement britannique de Bombay), puis Socotra, Zeila, Berbera, tandis que les Italiens acquerront la baie d’Assab, les rivages d’Amphila et se montreront au Bénadir; les Français se borneront à Obock. Vers l’Abyssinie, les explorateurs affluent (Rochet d’Héricourt, 1839 et 1843; Salt, 1805 et 1809; Harris, 1841; Lefebvre, 1839-1843; Combes et Tamisier, 1838). Mais, autour de la mer Rouge aussi bien qu’en haute Asie, ces mainmises des puissances suscitent résistances et soulèvements nationaux qui – particulièrement pour l’Éthiopie – éclipsent désormais les épisodes de l’histoire intérieure.


L’Éthiopie rebelle à toute colonisation avait, au XVIe siècle, rejeté à la mer les Turcs, leur concédant seulement contre tribut l’usage du port de Massaoua. Au XIXe siècle, les premières tentatives pour l’envahir viennent des Égyptiens qui, depuis 1820, ont annexé le Soudan. Pour déboucher de Kassala sur la mer Rouge, ils revendiquent le port de Massaoua, Kérén et les districts septentrionaux du Tigré où, insidieusement d’abord puis par force, ils imposent l’islam à quelques tribus jusqu’alors chrétiennes de cette vieille province éthiopienne. Bien plus au sud, les Égyptiens tentent de s’approprier Zeila et Harar, débouchés vers la mer des marchés de Choa. Ils guettent enfin, depuis le haut Nil soudanais, le sud-ouest éthiopien, où le christianisme national, coupé du centre depuis deux siècles, s’étiole. L’Éthiopie est d’autant plus vulnérable qu’elle n’a plus pour défenseur que des "juges" ou "princes", dont les dissensions – chrétiens ou musulmans; tigréens, amhara ou oromo – divisent le pays. La seule force unificatrice reste l’Église, qui usera de prophéties fictives pour porter sur le trône tel ou tel descendant d’une lignée salomonienne bien diluée depuis le déclin de Gondar. C’est ainsi qu’elle appuiera des féodaux qui, au dernier instant, sauveront la nation.


Théodoros II
Le premier de ces sauveurs, qui porte le nom banal de Kassa, est né vers 1820 d’un notable: dedjaz Haïlou-Maryam. Tout jeune, il échappe à la dévastation d’un monastère proche de Gondar où il était écolier. Sa colère et sa cruauté s’enflamment contre les féodaux qui démembrent l’Empire (nominalement détenu par une impératrice, Menén) et contre les Égyptiens qui, du Soudan où ils fondent Khartoum, harcèlent l’Éthiopie. Dès 1845, Kassa suscite la bienveillance de la reine Menén, dont il épousera une fille, Téouabesh, mais dont il écrasera en 1853 le fils, le puissant Ras Ali, mettant ainsi un terme à l’époque "des juges". En 1855, il fait s’incliner le roi du Choa, Haïlé Melekôt, dont peu après il enlève, pour l’éduquer auprès de lui, le fils, Sahlé-Maryam, qui deviendra son successeur, Ménélik II. Il traite en vassal le chef du Godjam, Ras Adal. Lorsque enfin à Derasguié il écrase Ras Oubié, maître du Tigré, il se couronne empereur et prend ce nom de Théodoros (II) sous lequel de vieilles prophéties éthiopiennes promettaient un sauveur à la nation. De Gondar délabrée, il fait emporter les trésors et les manuscrits à sa nouvelle capitale, Magdala, forteresse naturelle du haut Amhara. Aux Égyptiens, qui préparent (1862) une colonisation, il répond par les armes, tout comme il réplique à l’islam, fourrier de leur invasion, en faisant du christianisme un bouclier qu’il impose sans ménagements à l’ensemble de sa nation. Il fait appel à la reine Victoria, car il souhaite, contre les Égyptiens et les Turcs, l’aide des Britanniques: c’est ignorer qu’en 1862 ceux-ci sont alliés aux Ottomans contre la Russie! Rebuté par le silence de lord Russell, il s’en prend aux Européens, diplomates ou missionnaires – Anglais en premier – qu’il interne et humilie. C’en est trop pour les Britanniques qui, ébranlés par les dernières révoltes des Indes, craignent tout affront à leur prestige – particulièrement à ce moment où la Russie occupe Merv, avant d’atteindre sur les confins afghans l’oasis de Péndjeh (avril 1885: date restée célèbre, l’affrontement entre puissances n’étant évité que de peu!). Pour les Anglais, un orage sur le haut Nil (qui, stratégiquement, est lié pour eux à la sphère des Indes), en s’ajoutant à leurs ennuis afghans, dépasserait leurs forces: ils confient en hâte une expédition militaire à Robert Napier (plus tard lord Napier of Magdala) qui, de Bombay, débarque à Zoula (déc. 1867). Semant l’or, profitant de l’épouvante que les violences de Théodoros ont suscitées chez les Éthiopiens, Napier assiège Magdala où Théodoros, indomptable, se tue le 13 avril 1868. Les Britanniques emportent à Londres les trésors que Théodoros avait amenés de Gondar deux ans plus tôt. Théodoros, expression d’un patriotisme mystique, reste, pour les Éthiopiens, un héros exemplaire.


Yohannès IV empereur, Ménélik (II) roi du Choa...
Ménélik fuyant Théodoros brigue, de son royaume du Choa, le titre impérial. Il n’est pas seul prétendant. Ras Adal règne sur le Godjam, où les produits des ports du golfe d’Aden s’échangent contre ceux du haut Nil. Gobazié, seigneur du Ouag, descendant des rois Zagoué, s’intitule Takla-Guiorguis II. Mais ces concurrents sont surclassés par un nommé Kassa, du Témbién, qui se proclame empereur, Yohannès IV, le 11 juillet 1872. Dès lors, le pouvoir se partage entre Ras Adal, qui lutte contre les derviches (il deviendra le roi Takla Haïmanot en 1881), Ménélik dont l’autorité s’étend sur le centre et le sud de l’Empire, et ce Yohannès IV, qui, tenant le Tigré jusqu’à la mer, restera jusqu’à sa mort leur suzerain.


Entre Ménélik et Yohannès, l’entrevue de Boroumiéda (près de l’actuelle Dessié) partage l’Empire, en 1878; outre le Wollo et le Choa, Ménélik obtient le Harar, l’Ogaden, le Balé, le Sidamo et tout le Sud-Ouest. Il se bornera temporairement au titre de roi (negous ), mais un mariage unit sa lignée à celle de Yohannès avec promesse d’hériter du rang impérial. Ménélik et Yohannès vont désormais accélérer la christianisation forcée des populations musulmanes ou païennes et lutter, chacun de leur côté, contre les mêmes périls: les tentatives de colonisation égyptienne, le déferlement du mahdisme soudanais (1881-1898), les pénétrations britanniques et italiennes (surtout depuis 1885). Tandis que Britanniques et Italiens vont subir successivement les assauts du mahdisme au Soudan (1881-1898), puis du "Mad Mullah" en Somalie (1899-1920), au même temps où les Anglais doivent, aux portes de l’Inde, craindre les Afghans et les Russes, les forces de Yohannès écrasent coup sur coup deux armées égyptiennes modernes: à Goundét en novembre 1875, à Goura en mars 1877.


Et pourtant, dès 1881, les Britanniques, débordés par le soulèvement mahdiste (qui harcèle aussi les confins éthiopiens), font appel, pour une stratégie commune, à la fois à l’aide de Yohannès et à une participation militaire italienne. Yohannès signe à contre-cœur le traité Hewett (1884) par lequel, à condition que sa souveraineté sur le nord du Tigré reste reconnue, il tolère temporairement le transit par Massaoua et Chérén de forces italiennes associées à la défense de Kassala. Il regrette toutefois l’ambiguïté de cette emprise (d’où naîtra plus tard le problème de l’"Érythrée") et laisse Ras Aloula écraser à Dogali (janvier 1887) une colonne italienne aventurée hors des limites qu’il a concédées: coup de foudre pour l’Italie aussi bien que pour les Britanniques! Quant aux mahdistes, ce même Ras Aloula les avait déjà écrasés près de Kassala à Koufit (sept. 1885); Negous Takla-Haïmanôt allait les défaire en juin 1887 à Metemma, mais être battu six mois plus tard par leur retour. C’est à cette occasion que les mahdistes dévasteront Gondar, puis, repoussés, seront écrasés plus au sud par un général de Ménélik, Ras Gobana. Yohannès se lance à son tour contre 60 000 derviches concentrés à Metemma, les disloque, mais succombe à ses blessures (11 mars 1889).


Ménélik II empereur
Ménélik II reçoit la couronne que lui prédisaient de factices prophéties annonçant le retour de la dynastie du Choa. Jusqu’à 1879, il s’était reclus sur les froides altitudes de Debra-Berhân et d’Ankobér dominant le désert au débouché des caravanes de Zeila. Ayant reconquis les plaines du Sud, perdues par ses ancêtres au XVIe siècle, il décide d’y ressusciter la capitale d’Entotto que Lebna-Dénguel avait abandonnée, puis fonde, dans la plaine, Addis-Abeba, "De nouveau fleurie!" (1887). Autour de son palais – de curieux pavillons à l’indienne et une immense salle de réception –, la ville est un camp où se dispersent églises octogonales, marchés, artisans, négociants européens ou orientaux et où afflue le peuple des provinces.


Ménélik a, comme Yohannès, déjoué des intrusions égyptiennes qui tentent de s’implanter sur toutes les voies reliant les côtes au Choa. En 1870, Raouf Pacha avait occupé les rivages de Zeila à Berbera, puis, en 1875 (l’année même où Yohannès écrase l’armée d’Arakel Bey à Goundét), il avait occupé le Harar, imposant brutalement l’islam aux oromo de la ville et des campagnes. Du golfe de Tadjoura, une autre colonne égyptienne montant vers l’intérieur est annihilée par le sultan du Aoussa fidèle à Ménélik. Malgré les convoitises italiennes que la France a déjouées, Ménélik reconquiert en 1887 Harar, clé des caravanes du Choa, d’où Ras Makonnen, son bras droit, va pacifier l’Ogaden jusqu’au Shébelli et au Juba. Au Sud-Ouest, Ménélik affirme sa souveraineté jusqu’au lac Rodolphe, d’où la mission britannique Macdonald décampera avant même qu’arrive l’armée de Ras Ouoldé-Guiorguis, conseillé dans sa marche par l’officier russe Alexandre X. Boulatovitch (1898). Au Sud, il confie au Russe Nicolaï Stepanovitch Leontieff l’administration des terres fertiles du Sidamo et du Borana, que les Britanniques auraient voulu adjoindre à leurs provinces du Jubaland et du Nord-Kenya.
Les prétentions égyptiennes ayant avorté, Ménélik échappera-t-il aux Italiens ? Depuis leur humiliante défaite de Dogali, ceux-ci ont confié leur gouvernement à Francesco Crispi, revanchard qui voudrait effacer l’Éthiopie de la carte. On usera, envers Ménélik, de duplicité: dès son accès à l’Empire, on lui fait signer (2 mai 1889) le traité d’Uccialli, où l’ambiguïté de quelques mots italiens (la version éthiopienne ne la laissait point paraître) ouvre aux colonisateurs le nord du Tigré et les côtes éthiopiennes de la mer Rouge, ensemble disparate qu’ils baptiseront du nom romantique d’Érythrée en janvier 1890 (colonisation pourtant dénoncée comme dispendieuse en hommes et en moyens par l’opinion italienne; tandis que les populations autochtones fuiront vers Addis-Abeba la tutelle étrangère) et qui laisse à Rome un protectorat fictif sur l’Éthiopie. La duperie sitôt décelée, Ménélik réagit en affirmant son indépendance (fin de 1889), notifie aux puissances l’étendue traditionnelle de son Empire (avr. 1891) et dénonce finalement le traité (févr. 1893). Incorrigibles, Italiens et Britanniques se partagent l’Éthiopie (traité de 1891, puis clauses "secrètes" du traité de 1894) au mépris de conventions franco-britanniques de 1888 stipulant, entre autres, l’indépendance éthiopienne du Harar. À trois reprises (1891, 1894 et 1895), la France interviendra auprès de Londres pour contester ces ambitions.


La réponse de Ménélik sera la conclusion avec la France d’accords pour la construction d’un chemin de fer d’Obock au Nil soudanais, par Addis-Abeba (seul débouché sur la mer depuis que l’Italie a confisqué Massaoua, Assab et Zeila); pour l’acquisition d’armes qui permettront d’entraver l’invasion du Tigré par les Italiens (victoire d’Adoua, aidée par les "chassepots" français, 1er mars 1896); pour une jonction franco-éthiopienne sur le Nil Blanc (1894), qui n’échouera que parce que les Britanniques écraseront les derviches et, du même coup, délogeront Marchand de Fachoda (juill. 1898).
L’écrasante victoire de l’Éthiopie à Adoua entraîne en Italie l’effondrement du colonialisme de Crispi. Elle assure à Ménélik la maîtrise voulue pour négocier, en 1897, trois traités bornant les empiètements italiens, britanniques et français.

 

Toutefois, les Anglais, pour protéger l’Égypte et le Soudan, lui imposeront une limitation de ses droits sur les eaux éthiopiennes du Nil Bleu (1902). Quant aux Italiens, leurs intrigues font disparaître mystérieusement du traité délimitant la Somalie un document essentiel: une carte, contresignée comme appendice au traité de 1897. Spéculant sur la maladie de Ménélik, probablement provoquée, Italiens et Britanniques ne renonceraient point à se partager son empire... sur le papier, si le souverain ne s’obstinait à survivre et à protester. La France fera elle aussi obstacle aux plus brutales clauses du "traité tripartite" de 1906. Italiens et Britanniques sont d’ailleurs aux prises depuis 1897 avec la féroce révolte du mullah somali, Mohammed Abdullah Hassan, qui, bénéficiant d’aides cachées des Éthiopiens, ne sera vaincu qu’en 1920.
Ménélik modernise l’Éthiopie: les Postes fonctionnent dès 1893; Addis-Abeba est reliée par téléphone à Djibouti, par télégraphe à Asmara. Un hôpital a été créé par la Croix-Rouge russe en 1896. De Djibouti, le chemin de fer atteint au Harar en 1902 la ville nouvelle de Diré-Daoua. En mai 1907, Ménélik s’efface et proclame futur héritier son petit-fils Lidj Iyasou. L’impératrice Taïtou tente de gouverner jusqu’en 1910; Ras Tessemma est régent jusqu’en avril 1911, où Ras Mikaél lui succède. Ménélik meurt le 12 décembre 1913, ayant poursuivi sans relâche ce que Yohannès IV et lui avaient conçu pour épargner à l’Éthiopie les colonisations étrangères.


La succession de Ménélik
Lidj Iyasou, négligeant le trône qui lui échoit, laisse gouverner son père, Ras Mikaél (oromo converti au christianisme) en lui conférant le rang de negous (roi) sur le Wollo, le Tigré, le Bégamedér et le Godjam. Son attachement pour le Harar où il aime résider, sa sympathie pour le mullah rebelle des Somalis s’expliquent par son ascendance paternelle. Au déclenchement de la guerre mondiale qui se répercute en mer Rouge, il pencherait pour les Turcs et les Allemands, d’où la fureur des Anglais et des Italiens. La pression diplomatique des Alliés obtient des grands et de l’Église, le 27 avril 1916, la déchéance de Lidj Iyasou en faveur de Zaouditou, fille de Ménélik, assistée par un régent Ras Tafari, habilement soutenu par les missionnaires catholiques de Harar. Lidj Iyasou, vainement défendu par negous Mikaél dont l’armée est défaite à Sagallé (27 oct. 1916), est interné (1921). Il sera relégué dans les monts du Harar où, à la veille de l’invasion italienne, Haïlé Sellassié le fait assassiner. Nombre d’Éthiopiens gardent la nostalgie de ce prince que la marche imprévisible de l’histoire mondiale écrasa.


La régence: Ras Tafari
Le 11 février 1917, on célèbre le couronnement de Zaouditou-Ménélik. Le régent, Ras Tafari, jusqu’alors gouverneur du Harar où il a succédé à son père, Ras Makonnen, a pour épouse la princesse Menén, petite-fille de negous Mikaél. Il dégage l’Éthiopie des alliances germano-turques de Lidj Iyasou, retournement qui, à la victoire des Alliés, évite à la nation d’être dépecée comme l’Italie l’espérait. Il fait admettre l’Éthiopie à la Société des nations (S.D.N.) (28 sept. 1923), ce qui n’empêche Britanniques et Italiens de se partager une fois encore le pays, sur le papier, par un accord de 1925. Ras Tafari proteste à la S.D.N. (juin 1926). L’encerclement de l’Éthiopie se resserre, les Britanniques cédant à la Somalie italienne le Jubaland, seul débouché vers la mer pour les marchés du sud ee l’Éthiopie. La seule porte maritime reste le très coûteux chemin de fer "franco-éthiopien" de Djibouti. Tafari accepterait donc un projet d’accès à Zeila, suggéré par les Anglais, ou de route vers Assab, proposé par l’Italie (2 août 1928), mais qui se révèlent irréalisables. Ayant écrasé une tentative de coup d’État, Ras Tafari est proclamé negous (7 oct. 1928). Après avoir acquis des avions Potez et Junkers, il fait instruire par la France des pilotes éthiopiens. Il multiplie dans la capitale écoles et imprimeries. Lorsque Zaouditou meurt "fortuitement" le 2 avril 1930, Negous Tafari (désormais Haïlé Sellassié Ier: "Force de la Trinité") et Woizero Menén sont couronnés le 2 novembre suivant. Une première Constitution est proclamée.


Haïlé Sellassié et l’invasion italienne
En 1930, le plan fasciste pour envahir l’Éthiopie par les armes est prêt: d’année en année, sans bruit, les cartes italiennes qui figuraient la limite entre Somalie et Éthiopie résultant des traités de 1897 et de 1908 ont été escamotées et remplacées par d’autres, fort ambitieuses, que les cartographies étrangères ont machinalement copiées; en même temps, profitant du vide de certains secteurs de l’Ogaden, les Italiens y ont insinué des avant-postes. Reste à mettre le feu aux poudres. Le 23 novembre 1934, une banale commission anglo-éthiopienne inspectant les pâturages du Haud aux confins éthiopiens du Somaliland – à plus de 100 kilomètres de la Somalie – tombe dans un guet-apens qui, aussitôt déguisé par Rome en "agression" éthiopienne, fait l’objet d’une plainte italienne à la S.D.N. La requête, un instant accueillie, fait scandale lorsque des vestiges de la cartographie ancienne sont retrouvés (déc. 1934): l’Italie est condamnée. Vaine décision, car déjà Hoare, Laval et Mussolini, malgré l’indignation générale, sacrifient l’Éthiopie. Envahie simultanément depuis l’Érythrée et la Somalie, bombardée à l’ypérite et au phosphore, elle est écrasée. Le 5 mai 1936, l’empereur quitte Addis-Abeba pour l’exil et, le 1er juin suivant, Rome proclame l’Africa Orientale Italiana. À la tribune de Genève, Haïlé Sellassié, déçu dans sa foi en la "sécurité collective", clame l’indignation de son peuple avant de s’exiler en Angleterre. Mais, déjà, le monde libre a d’autres soucis: la guerre civile en Espagne, prélude au déchirement de l’Occident.


Les patriotes éthiopiens vont résister aux envahisseurs: réseau "Lion noir" dans l’Ouest; maquis d’Abebe Aragaï au Sud-Ouest; commandos qui, entre Addis-Abeba et Djibouti, s’associeront dès 1940, contre les Italiens, aux partisans de la France libre. Le général Graziani échappe, le 20 février 1936, à un attentat: en représailles, 30 000 civils sont massacrés dans Addis-Abeba incendiée; l’archevêque Pétros a été fusillé; au couvent de Dabra-Libanos, 499 moines sont exécutés. Au même moment, les occupants défrichent, bâtissent des routes, introduisent électricité, mécanique et radio, et tracent, pour une Addis-Abeba italienne, un plan majestueux. Les mœurs éthiopiennes seront marquées par cette époque qui, bien qu’avilie par des génocides aveugles, apporte en compensation le dédain des castes qui existaient sous l’Empire et dissémine des connaissances et des techniques nouvelles. Si, durant la Seconde Guerre mondiale, l’Italie ne s’était alliée au nazisme, Haïlé Sellassié eut-il retrouvé son trône? Bien des Éthiopiens ne souhaitaient pas son retour. Lorsque les Alliés vont déloger les Italiens d’Afrique Orientale, l’empereur quitte avec eux l’Angleterre pour Khartoum (juill. 1940). De l’Ouest, la "force Gédéon" qu’accompagne l’empereur rejoint les partisans au Godjam et entre dans la capitale le 5 mai 1941. Au Sud, les Britanniques ont reconquis le Somaliland et le Harar. Au Nord, les divisions indiennes du général Platt et la 1re division française libre avec son aviation ont livré les plus durs combats pour enlever Khérén, Massaoua, et Gondar.

 

Haïlé Sellassié de 1941 à 1966
L’Éthiopie n’est plus, juridiquement, qu’une "colonie italienne" conquise. Mais on admet, dès février 1941, le retour de l’empereur sur le trône: peut-être aurait-il été préférable de faire globalement accéder l’ex-Africa Orientale Italiana – l’Éthiopie et les colonies taillées dans ses marges – à une décolonisation qui eût rétabli l’unité de ces régions; mais il n’était point encore question de "décolonisation" pour des puissances qui songeaient encore à se partager ces régions.

 

Lorsque Haïlé Sellassié voulut récupérer sa nation, certains – dont l’Égypte – lui contestèrent l’Érythrée: un référendum organisé par les Nations unies constata que (même sans consulter les nombreux Érythréens qui avaient fui jadis vers le centre de l’Éthiopie impériale) les Éthiopiens de l’ex-Colonia Eritrea souhaitaient être fédérés à leur ancienne patrie, ce qui leur fut concédé en 1952. En occupant autrefois ce territoire aride, les Italiens avaient surestimé le trafic commercial qui le traversait, entre la mer et le centre de l’Éthiopie: ce trafic déclinait et, dès la fin du XIXe siècle, les quatre cinquièmes de la population autochtone avaient fui vers les provinces impériales par suite des confiscations de leurs terres, de la ségrégation, des discriminations italiennes favorables aux catholiques et aux musulmans. De plus, à la Libération, les Britanniques avaient démantelé ports et voies ferrées sous le prétexte d’indemnités de guerre dues par les Italiens. Rattachée à l’Éthiopie par un statut fédératif qui la laissait à ses seules ressources, l’Érythrée était exsangue. Et c’est pourquoi, hâtivement réunis, les parlementaires érythréens demandèrent par vote l’annulation de ce statut fédéral et le bénéfice de tous les droits des provinces ordinaires de l’Empire (nov. 1962). Cette démarche, qui surprit le gouvernement éthiopien lui-même, embrasa les mécontentements politiques ou culturels de l’ex-colonie.


Sur l’Éthiopie libérée, les Britanniques maintinrent une tutelle: anglais obligatoire comme seconde langue, conseillers britanniques, administration britannique dans l’Ogaden et le Haud jusqu’en 1948. L’empereur s’en dégagera par l’aide américaine: il rencontre le président Roosevelt (1945); il se liera aux États-Unis en 1953 par un accord de défense mutuelle; il fait admettre l’Éthiopie à l’O.N.U. comme il avait jadis rallié la S.D.N. Son armée modernisée participe activement aux opérations internationales de Corée (1951-1953) ou du Congo. En mars 1964, elle repousse une puissante invasion somalienne du Harar. Une aviation militaire est constituée. Avec l’aide de la T.W.A. naissent les Ethiopian Airlines (déc. 1945) qui, outre les liaisons intérieures, vont relier l’Éthiopie à l’Europe, à l’Asie et au reste de l’Afrique. L’antique port d’Assab ressuscité est relié par route à la capitale, concurrençant Djibouti et son chemin de fer.

 

À Massaoua naît une marine de guerre. Un collège universitaire (1946) prélude à la fondation d’une université. Des industries sont créées. Le souverain rejette la tutelle que l’Église copte d’Égypte exerçait depuis mille ans sur la chrétienté éthiopienne: pour la première fois, un Éthiopien est consacré patriarche en 1951. Célébrant, en 1955, le jubilé de son couronnement, Haïlé Sellassié édicte une Constitution "révisée", où des institutions parlementaires se dessinent.
Il fit plus usage des aides internationales pour le prestige de sa capitale que pour le développement du pays. Croyait-il encore à cette "sécurité collective" qui n’avait pu protéger sa nation? Il persista à jouer internationalement un rôle de médiateur. Il poussa à la création de l’Organisation de l’unité africaine, qui proclama sa charte en mai 1963 depuis Addis-Abeba, où elle fixa son siège proche de celui de la commission économique des Nations unies pour l’Afrique. Lorsqu’en 1960 Somalia et Somaliland devinrent, unis, une nation indépendante, il prôna une fédération de l’est de l’Afrique. Il soutenait en secret les mouvements de libération d’autres peuples africains. Il se défiait assez de l’Occident pour vouloir aussi des relations étroites avec l’U.R.S.S. (d’où il obtient, en 1959, 100 millions de dollars) et la Chine maoïste (oct. 1971) qui lui offre un prêt de 440 millions de francs: alliances qui préparent en fait la ruine de sa dynastie. Peut-être, après la mort accidentelle de son second fils, le prince Makonnén, et après la tentative de coup d’État de 1960, sentait-il que nulle lignée ne pourrait plus gouverner autoritairement une Éthiopie en butte aux revendications érythréennes et aux agressions somaliennes. On s’est étonné, lors du vingt-cinquième anniversaire de la Libération (1966), de la puissance qu’il avait donnée à son armée. Sans doute, consciemment ou non, lui avait-il déjà remis le sort de la nation.


Métamorphose de l’empire
L’Éthiopie retrouvée par Haïlé Sellassié en 1941 n’était plus tout à fait la nation servile de 1936. Certes, il y a encore des hiérarchies féodales dans des provinces dont il faut réprimer les révoltes, au Tigré en 1943, au Godjam en 1951 et 1967-1968. Mais il n’en est pas de même des protestations des oromo au Balé en 1963-1970, non plus que de la tentative de coup d’État de Manguestou-Neway et de la garde impériale (déc. 1960). Dès 1962, la rébellion érythréenne s’inspire du socialisme, tandis que l’évolution sociale et économique va bouleverser en vingt ans la vie traditionnelle. À la radio nationale à peine créée répondent du dehors des propagandes étrangères. La réforme agraire, qui eût laissé aux paysans le bénéfice de leurs récoltes, est sans cesse reportée. Depuis 1960, une classe de salariés (fonctionnaires, policiers, employés, ouvriers) s’est constituée, émergeant d’une population qui ne connaissait encore que les revenus en nature de patrimoines agraires ou fonciers. Il s’ensuit dans les villes, dès 1963, des inégalités de ressources et la montée des prix. Des syndicats étaient nés dès 1947; d’abord écrasés, ils sont reconnus par décret en 1962 et constituent la Confédération des unions de travailleurs éthiopiens (C.E.L.U.). Les étudiants contestent le pouvoir (1965 et 1969), encouragés par ceux de leurs camarades qui, en stage à l’étranger, ressentent plus vivement le besoin de liberté. De l’Union des étudiants éthiopiens en Europe est né, en août 1968, le Mouvement socialiste panéthiopien (M.E.I.S.O.N.) d’où sortiront le Parti révolutionnaire du peuple éthiopien (E.P.R.P.) puis l’Organisation révolutionnaire pour la libération de l’Éthiopie, ouverte à des influences érythréennes et palestiniennes.


Le 19 janvier 1973, le président Pompidou quitte l’Éthiopie après une visite amicale; une délégation du patriarcat de Moscou y arrive pour les fêtes de l’Épiphanie: Haïlé Sellassié jubile. Mais, quelques jours après, un "accident" survenu dans l’ombre du palais oblige à transporter d’urgence à Londres le prince héritier Asfaou Ouossén paralysé, désormais inapte à régner. On sent les obscures rivalités entre des candidats au pouvoir, peut-être suscitées par des puissances étrangères qui espèrent réitérer leur tutelle successorale de 1916. Mais d’autres forces s’élèvent, qui sont les véritables espoirs du peuple éthiopien. Presse et radios étrangères, indignées par des exécutions d’étudiants et par la famine qui ravage le Wollo, font campagne contre le gouvernement impérial. À l’Organisation de l’unité africaine, Kadhafi invective le souverain éthiopien. C’est, pour les mécontents, le moment d’abattre le pouvoir impérial: au début, certains des Érythréens sécessionnistes leur prêteront main forte. On prend pour cible le Premier ministre Aklilou Haptewolde. Les désordres éclatent en février 1974 à l’occasion de la hausse pétrolière qui se répercute sur les prix de l’essence. La police débordée est remplacée par l’armée, qui s’assure ainsi un avantage aussitôt exploité par un "comité militaire" qui va désormais incarner la révolution. Des forces éthiopiennes cantonnées en Érythrée lancent au gouvernement un ultimatum (26 févr.) qu’appuie aussitôt l’armée de l’air, près de la capitale, à Debre-Zeit; la police rejoint le mouvement. Le 27, le Premier ministre Aklilou dont, pour le principe, on réclame la tête, remet sa démission au souverain, qui le remplace par Endalkatchéou Makonnén et accepte, en accord avec les militaires, de préparer une nouvelle Constitution. Le 4 avril – trop tard –, le souverain désigne un héritier possible, le jeune prince Zara-Yaqob.


Déjà, les militaires, approuvés par la majorité des responsables civils, perçoivent la clairvoyance d’un des leurs: Manguestou Haïlé-Maryam. Une commission d’enquête sur la corruption multiplie les arrestations jusqu’en juillet. L’appel à l’égalité et à la justice sociale incite les musulmans de la capitale, le 18 avril, à soutenir la rébellion. La masse de l’Église, le clergé pauvre, indigné par l’inutile richesse de sa hiérarchie, profite en 1976 de la vacance du patriarcat pour y élire un humble moine dévoué aux tâches humanitaires. Empereur et gouvernement sont sans voix, car presse et radio se sont ralliées aux militaires. Le Derg (comité de coordination de l’armée, de la police et des forces territoriales), né le 28 juin, lance l’appel Etiopya Tikdem! , "Éthiopie d’abord!". Le souverain dédaigne le projet de Constitution à l’anglaise qui lui est soumis, et Endalkatchéou Makonnén, responsable de cet échec, est remplacé par Mikaél Imrou, progressiste sincère (22 juill.). Dès lors, le comité nationalise les palais (25 août) et proclame la déchéance de l’empereur et du Parlement (12 sept.).


Le gouvernement militaire provisoire
Le 12 septembre, le comité militaire se proclame gouvernement provisoire. Il devra à la fois résister aux partisans de l’ancien régime et aux dissidents tant libéraux que marxistes. Quelques féodaux rebelles sont assiégés et écrasés. Seul le Tigré, voisin de l’Érythrée rebelle et fidèle à son ras, Menguecha Seyoum (petit-fils de l’empereur Yohannès IV), demeurera irréductible, même après que Menguecha ait rejoint à Londres les "émigrés" de l’Union "démocratique" éthiopienne. Les révolutionnaires dissidents sont plus dangereux: les étudiants contestent à l’armée le monopole du pouvoir et manifestent, par diversion, pour un gouvernement civil (16 sept.). Les syndicats, pareillement réticents, sont décapités. Même le président du comité – du Derg –, le général Aman Amdom, prône une hâtive république (20 sept.). Le Derg, dans la nuit du 23 au 24 novembre 1974, fait exécuter par "décision politique" soixante des personnalités internées, auxquelles il ajoute deux de ses propres membres et le général Aman Amdom.


Depuis toujours avides de justice égalitaire, les masses n’ont pas bronché: la révolution les avantage. L’alphabétisation qui commence est un modèle de rapidité. La zametcha ("expédition") envoie les étudiants alphabétiser les paysans et découvrir le peuple. Ce procédé semble d’inspiration maoïste en ces débuts d’un communisme qui garde des Chinois pour conseillers. Pour neutraliser ethnies et religions, on élimine du calendrier des fêtes chrétiennes et on y introduit de grandes fêtes musulmanes. Aux privilégiés, on retire les sociétés commerciales et industrielles dont, pour le seul 3 février 1975, soixante-douze sont nationalisées. La collectivisation des terres rurales transférées aux associations paysannes (4 mars) puis des sols urbains et des habitations (chacun gardant toutefois le libre usage d’une maison) satisfait la population. Un code du travail et de l’emploi (6 déc. 1975), dont les clauses sont conformes au droit moderne, achève cet édifice. Le Bureau d’organisation des masses élabore un programme (avr. 1976). Le 16 mai s’ouvre l’institut marxiste-léniniste Yékatit (du nom éthiopien du mois de février où naquit la révolution). Mais, au Derg, un conflit éclate, un discours de son président, le général Tafari Banté, étant le premier signe d’un coup d’État qui est arrêté net par une échauffourée sanglante, le 3 février. Les derniers partisans du M.E.I.S.O.N. sont éliminés. L’empereur déchu est mort, dans le silence – même si des romans courent à ce sujet – au vieux palais, le 27 août 1975, à plus de quatre-vingt-dix ans.


Les agressions étrangères
Le Derg, dont Menguestou Haïlé-Maryam devient président (11 févr. 1977), triomphe-t-il? Car c’est aussi bien contre l’Éthiopie de toujours que contre son nouveau régime que partent les agressions. L’Érythrée, après avoir poussé à la révolution, se retranche dans la sécession. La Somalie voisine ressasse les vieilles haines que l’Italie fasciste avait excitées. Trompée par le fait qu’en 1971 Mogadiscio s’est allié à l’U.R.S.S., l’Éthiopie lui propose une association fraternelle par l’entremise de Fidel Castro: l’effort de ce dernier pour rapprocher le président somalien Siyad Barré de Menguestou échoue (Aden, 16 mars 1977). Bien plus: alors même que dans l’euphorie se prépare pour le 27 juin l’accession de Djibouti à l’indépendance, les forces somaliennes attaquent l’Éthiopie sans avertissement. Encouragées par les États-Unis, l’Allemagne fédérale, la Grande-Bretagne et la France, elles envahissent le Harar dans la nuit du 23 juillet. En vain, l’Éthiopie attend-elle des États-Unis – ses fournisseurs habituels – les armes nécessaires: on les lui refuse selon le même scénario qui livra la nation, en 1935, à l’invasion italienne; la Somalie expulse ses conseillers soviétiques (13 sept.-13 nov.). Comment l’Éthiopie rejetterait-elle l’aide de l’U.R.S.S. d’où un pont aérien lui déverse à point nommé armements et instructeurs? La forfaiture somalienne rallie du même coup au Derg la foule des patriotes éthiopiens, jusqu’alors hésitants. Addis-Abeba s’allie au Yémen du Sud et à la Libye. Ainsi, les Occidentaux ont fait gagner à l’Union soviétique une aire stratégique très supérieure à ce qu’elle perd en Somalie. Mieux armés, les Éthiopiens nettoient le Harar et l’Ogaden des envahisseurs somaliens qui les ont dévastés (8 oct. 1977-5 mars 1978). En Érythrée, après des revers, le Derg reconquiert les régions vitales (juin à novembre 1978).


La révolution tient tête à ses ennemis. La reconstruction de l’Érythrée fait l’objet du programme Étoile rouge depuis janvier 1982. Une dernière incursion somalienne (27 mai-17 juill. 1980) laisse aux mains des Éthiopiens un important matériel. La Somalie a concédé aux États-Unis l’ancienne base soviétique de Berbéra. À l’aide que le Soudan apportait aux sécessionnistes tigréens et érythréens, l’Éthiopie riposte en soutenant les populations chrétiennes persécutées du Sud soudanais. Une autre cause de tension avec le Soudan (fin de 1984-mars 1985) sera la participation de ce dernier au transfert clandestin vers Israël de milliers de Falachas, ethniquement et linguistiquement autochtones de l’Éthiopie centrale, qui pratiquent depuis le Moyen Âge un judaïsme artificiel.


L’édification sociale et politique
Au cinquième anniversaire du soulèvement (13-14 sept. 1979), une imposante parade salue Menguestou Haïlé-Maryam, qui confirme la proche naissance du Parti des travailleurs. Des pluies favorables semblent écarter la famine, et la foule acclame ce chef dont l’éloquence et l’habileté prouvent une intime connaissance des ressorts qui dirigent sa nation. La lutte contre la misère ne se borne pas à une modernisation de l’agriculture là où elle n’est pas complètement déficitaire et à un transfert de populations des régions irrémédiablement épuisées vers des terres vierges. Ces efforts vont-ils répondre au poids d’une démographie qui porte la population de 33 millions d’âmes en 1974 à 42 millions en 1984 – résultat immédiat de l’amélioration de l’hygiène et des ressources? On voulait se prémunir contre le retour de famines telles que celle de 1973; mais une autre vague de sécheresse, pire que les précédentes, s’abat au Wollo sur près de 2 millions d’âmes. Par sa soudaineté, elle affole les responsables éthiopiens à tel point que l’opinion internationale oscille entre d’immenses mouvements de charité et une série de mises en cause circonstanciées. Ces catastrophes ne touchent pourtant que des portions limitées du territoire; dans l’ensemble, la nation progresse. L’alphabétisation dépasse les prévisions: l’Éthiopie ne possède-t-elle pas l’écriture depuis deux mille ans? Depuis 1979, 44 millions de livrets ont enseigné lecture, écriture, rudiments d’hygiène et d’économie à 60 p. 100 des ruraux et 84 p. 100 des citadins (à ne considérer que les adultes). Les chiffres sont, en 1989, très supérieurs. Mais le taux atteint en 1986 était capital parce que représentant la condition voulue pour faire des Éthiopiens des électeurs capables de juger et d’approuver une Constitution républicaine et d’élire un Parlement: depuis décembre 1979, une Commission préparatoire a défini l’éducation politique et sociale nécessaire, tandis qu’un Institut pour l’étude des nationalités (c’est-à-dire des notions sociales traditionnelles des différentes ethnies) en a déduit les structures de la future république (23 mars 1983). Le 6 septembre 1984, le Parti des travailleurs éthiopiens est constitué; on a lancé un plan décennal de développement; la future constitution est soumise à deux référendums successifs: en juin 1986 sur le fond puis, pour adoption, le 2 février 1987. Les élections au Parlement se déroulent en juin 1987.


Le 3 septembre 1987, en présence des représentants des nations voisines ou amies, le Parlement éthiopien reçoit la démission du gouvernement militaire provisoire, proclame la nouvelle Constitution et élit pour président de la République Menguestou Haïlé-Maryam. Pouvait-on plus rapidement aboutir? Certes, en 1973-1974, l’Éthiopie avait envisagé une Constitution donnant le gouvernement au peuple tout en laissant le souverain sur le trône. Comme la Constituante de 1789 en France, elle avait échoué devant le refus impérial. Le gouvernement militaire provisoire s’était dès lors engagé à créer une république émanant du peuple. Pour la définir, vocabulaire et notions s’inspirent tant de la Révolution française que d’un marxisme que l’on adapte aux traditions communautaires éthiopiennes. Cette idéologie joue en Éthiopie le même rôle de tradition nationale que l’idéologie de "1789-1793" dans l’héritage national de la France. Comparée aux précédentes Constitutions de 1955 et de 1974, celle de 1987 consacre, sous les mêmes rubriques, le transfert des pouvoirs de l’empereur au peuple, sans qu’aucune influence étrangère y apparaisse. Elle définit la nation. Le drapeau symbolise l’Éthiopie de toujours. La division en provinces est passée de 14 à 25, dont 5 ont reçu l’autonomie. Tout Éthiopien est électeur à 18 ans, éligible à 21 ans; le vote est secret. L’égalité des citoyens, des religions, le droit à l’éducation, la liberté de parole, le droit à la propriété privée (sous réserve des sols et des immeubles de rapport collectivisés dès le début de la révolution) sont reconnus. La polygamie musulmane ou païenne traditionnelle doit s’effacer devant un statut familial fondé sur l’égalité de deux époux majeurs unis par consentement mutuel.
L’Assemblée (Chéngo ) populaire (une seule chambre de quelque 800 élus originaires de toutes catégories sociales, croyances, langues et ethnies) élit, pour un mandat de cinq ans, le président de la République, les ministrables, les membres du Conseil d’État, la Haute Cour. Elle discute et vote les lois. Chaque province élit en outre une assemblée régionale, reflet du Parlement central.


Éthiopie 1989: renaissante, ou déchirée?
Les plus graves problèmes restent les famines et les contestations avec les voisins somaliens ou soudanais dont la rébellion qui se terre dans quelques secteurs de l’Érythrée et du Tigré n’est qu’un aspect. En janvier 1988, alors que l’autonomie accordée à l’Érythrée par la Constitution de 1987 semble avoir apporté la paix, la guérilla s’amplifie et la troisième armée, de juin à juillet 1988, doit remettre l’ordre au Tigré. Mais, à son tour, le ciel, qui s’est mis à déverser sur l’ouest de l’Éthiopie des pluies aussi dévastatrices que la sécheresse des années précédentes, inonde jusqu’au Soudan, et rapproche dans un malheur commun les ennemis de la veille. Naguère déjà, les sécheresses éthiopiennes, tarissant le Nil, privaient l’Égypte d’électricité, lui rappelant dans quelle mesure sa prospérité dépend de l’Éthiopie. Le nord-est de l’Afrique serait-il englobé par la nature dans une même solidarité? Mogadiscio, avec qui, depuis ses débuts, la Révolution éthiopienne cherche un rapprochement, s’est ouvert, depuis avril 1988, à un accord de paix. Puissent les troubles internes actuels du nord de la Somalie ne point entraver la reconstruction de l’unité humaine et économique de ce vaste ensemble que les partitions coloniales avaient disloqué. Une telle crainte reste justifiée, car les conflits régionaux présents cachent mal les compétitions de quelques puissances étrangères qui escomptent l’affaiblissement des peuples d’entre haut Nil et mer Rouge pour établir là leurs bases stratégiques. En 1977, les Soviétiques, perdant au profit des États-Unis le port somalien de Berbera, espéraient vraisemblablement gagner vers l’Éthiopie des positions plus intéressantes situées en Érythrée. Face à ces appétits, l’Éthiopie s’enferme dans le même neutralisme que défendit Haïlé Sellassié, face aux Américains, il y a vingt ans.


Il y a mille ans, le dessèchement avait causé l’extinction des riches royaumes chrétiens de Nubie. L’Égypte médiévale attribuait ses années de disette à de prétendues vengeances des empereurs éthiopiens qui auraient par moment détourné le cours du Nil. Les Britanniques firent signer à Ménélik, en 1902, un traité lui interdisant la construction de toute digue sur le Sobat et l’Abbaï. En 1935, l’Égypte s’inquiète auprès des Britanniques de l’usage qu’en Éthiopie les Italiens feraient du Nil Bleu. Le président Sadate, effrayé en 1980 par des allusions à la construction d’un barrage, menaça l’Éthiopie révolutionnaire d’une intervention armée. Le bon sens et le réalisme ont triomphé depuis, lorsque Égypte et Soudan ont mis en chantier sur le Nil Blanc le creusement du canal de Jongleï, qui concentrera vers le nord les flots jusqu’alors dissipés par évaporation à leur traversée des marais. Mais, même en dehors des années de sécheresse, l’Éthiopie devra retenir les eaux qui, depuis des millénaires, arrachent annuellement l’humus de ses hauts plateaux, menacés de devenir des déserts. Sur quelques fleuves s’achèvent d’énormes barrages – tel celui de Sor, près de Mettou, producteur d’un potentiel électrique énorme. Dans les secteurs rénovés ou défrichés, des villages, des coopératives sont nés par milliers, que ce soit dans le fertile sud-ouest du pays ou bien dans le Harar, où telle agglomération de 600 habitants rapporte par an la valeur de 6 millions de francs par les légumes et les fruits qu’elle vend à Djibouti. L’Éthiopie se dégage de l’archaïsme de son agriculture en recherchant des industries rentables, tout en maintenant la protection d’une économie "à deux vitesses" avec, à l’intérieur, des prix de denrées extrêmement bas protégés par une monnaie réservée aux usages internes, des échanges extérieurs traités par l’État sur ses avoirs en devises et selon les cours internationaux.


Perspectives
Vue d’avion, l’Éthiopie de 1989 découvre un visage nouveau. Dans un réseau serré de routes nouvelles, villages, lacs, barrages parsèment les campagnes, et bientôt Addis-Abeba étale immeubles et fabriques jusqu’à 20 kilomètres de sa périphérie d’il y a cinq ans. Du point de vue matériel, il n’est plus question – malgré plusieurs zones de disette – de classer l’Éthiopie au bas de l’échelle des misères. Hormis certains déserts aux herbages éphémères et de hautes terres à céréales dont l’humus est épuisé, l’Éthiopie subvient à ses besoins et prépare de nouvelles ressources. Pour cet avenir, les enfants font l’objet de tous les soins, d’hygiène dès le berceau, d’éducation dès qu’ils sont en mesure d’apprendre et de jouer: la notion de kindergarten (sic) est cultivée jusque dans les villages. L’alphabétisation élémentaire ayant été réalisée, on dirige les jeunes vers le technique ou le secondaire et vers les facultés d’Addis-Abeba. Bien qu’encore tributaire d’aides extérieures, l’Éthiopie aide à son tour 400 000 réfugiés fuyant la guérilla du nord de la Somalie ou les génocides du Soudan méridional. La fécondité soudaine des arts – peinture, sculpture, ballet –, allant du réalisme traditionnel à l’abstrait, ne s’explique que comme une libération de rêves depuis longtemps refoulés. La masse chrétienne du clergé pauvre s’est d’emblée associée à la Révolution, tout comme, d’ailleurs, les musulmans éthiopiens. Les foules affluent aux pèlerinages de chaque religion; et la mort (6 juin 1988) du patriarche orthodoxe a fait l’objet d’un deuil national. Fier de son passé d’inscriptions et de manuscrits, l’Éthiopien d’aujourd’hui continue son histoire en créant, en paix avec ses voisins, une nation moderne.


4. L’Église d’Éthiopie
Le christianisme fut introduit en Éthiopie vers l’an 320 par deux laïcs syriens, Edesius et Frumentius, qui y convertirent le souverain après avoir été conduits à sa cour à la suite d’un naufrage en mer Rouge. Frumentius, après avoir reçu l’ordination épiscopale de saint Athanase, patriarche d’Alexandrie, devint le premier évêque du pays. Fidèle à ce précédent, l’Église d’Éthiopie allait recevoir ses hiérarques de l’Église copte jusqu’au XXe siècle. Vers 480, un groupe de moines syriens (les Neuf Saints) donna un nouvel essor au christianisme éthiopien, y introduisant à la fois le monachisme (dont le rôle sera capital) et le monophysisme, au moins sous la forme d’un refus des formulations du Concile de Chalcédoine (451), qui renforçait ses liens avec l’Église d’Alexandrie. De cette époque dateraient les monastères les plus célèbres: Debra Damo et Debra Libanos notamment; ce dernier fut réorganisé par Tekla Haymanot vers 620.


Vers l’autonomie
L’invasion islamique de la vallée du Nil, en 640, coupa l’Église d’Éthiopie du reste de la chrétienté: son histoire reste mal connue pour la période du VIIe au XIIIe siècle. L’Histoire des patriarches (coptes) d’Alexandrie, écrite au Xe siècle, relate cependant que, par la menace de mesures de rétorsion sur leurs sujets musulmans, les souverains éthiopiens purent protéger, à plusieurs reprises, leurs coreligionnaires d’Égypte de la persécution. Six siècles plus tard, la découverte du pays par les Portugais, et surtout l’aide qu’ils lui apportèrent dans la lutte contre l’invasion musulmane, amena l’Église au contact du catholicisme pendant deux siècles, et même à une union avec Rome. Elle fut éphémère (1626-1632), surtout à cause des tendances latinisantes des jésuites. Le XXe siècle s’est caractérisé par l’émancipation canonique de l’Église vis-à-vis de celle d’Alexandrie: en 1929, elle obtint l’ordination de cinq évêques autochtones; en 1948, l’existence d’un archevêque éthiopien fut acceptée; en 1959, un accord définitif consacra l’autocéphalie de l’Église avec un patriarche catholicos à sa tête (abouna). Ce dernier, éthiopien, a vingt-deux suffragants de même nationalité; il doit simplement reconnaître la primauté d’honneur du pape d’Alexandrie. Le chef de l’ordre monastique (etcheguié) n’en continue pas moins de jouer un rôle considérable dans un pays qui compterait dix-sept mille couvents.


Le renouveau contemporain
L’Église d’Éthiopie, qui a été l’épine dorsale de la nation, a bénéficié pour son renouveau contemporain de la sollicitude de l’empereur Hailé Sélassié. Il a favorisé la traduction de la Bible en amharique, comme l’introduction partielle de cette langue dans une liturgie jusqu’alors tout entière en guèze. De même, il a créé une école théologique en 1944, pour un clergé surabondant mais peu instruit; qu’il ait placé à la tête de celle-ci un Arménien puis un Syrien du Malabar témoignait de son souci de regrouper les Églises sœurs non chalcédoniennes. L’Église éthiopienne, la plus nombreuse (huit millions de fidèles), et seule à être une Église d’État, prit conscience de ses responsabilités en ce sens, comme en témoigne la rencontre organisée à Addis-Abeba entre toutes ces Églises en 1965. L’empereur aurait voulu également lui voir assumer un rôle social en rapport avec son immense richesse foncière: sa collaboration avec le Conseil œcuménique des Églises l’y aida quelque peu.


Proche parente de l’Église copte, l’Église d’Éthiopie n’en est pas une simple réplique. Elle a une liturgie qui lui est propre: jeûne très développé (deux cent cinquante jours par an) et danses sacrées, par exemple. Ses ministères incluent des dabtaras (lecteurs-psalmistes, scribes et danseurs), et son canon des Écritures admet des apocryphes, tels le Livre d’Énoch , le Pasteur d’Hermas , l’Ascension d’Isaïe , etc. Dans l’ensemble, elle a subi des influences judaïsantes (observance du sabbat, interdits alimentaires, circoncision sans portée religieuse) et aussi païennes. La réussite unique qu’elle représente pour le christianisme, en fait d’acculturation à l’Afrique, explique que bien des regards continuent de se tourner vers elle.


Un temps d’épreuves
Pourtant, à la suite de l’avènement, en 1974, d’un régime militaire d’orientation socialiste, l’Église d’Éthiopie dut affronter une série de difficultés: elle perdit sa position officielle, tandis qu’une pleine liberté religieuse était reconnue aux musulmans, aux catholiques et aux protestants (1974); elle perdit aussi son patrimoine foncier (1975); elle dut admettre, sur la recommandation du pouvoir, que les laïcs participent aux prises de décisions à tous les échelons; le patriarche Théophilos fut déposé en 1976, ainsi que dix évêques, remplacés par d’autres, qui avaient 42 ans de moyenne d’âge (1978). Jusqu’au début des années quatre-vingt, le nouveau régime respectait néanmoins cette Église qui est fortement identifiée à la culture amharique et qui, de ce fait, représente un facteur d’unité nationale. Mais elle subit les effets de la lutte idéologique, voire la répression, jusqu’à la chute de Menguestou en mai 1991 et à la mise en place d’un gouvernement pro-occidental.


5. Littérature
Langues
Les premiers documents linguistiques connus sont quelques brèves inscriptions sudarabiques des Ve-IVe siècles avant J.-C. On possède maintenant d’autres documents épigraphiques – pratiquement de la même époque – également en sudarabique, mais présentant déjà certains phénomènes qui sont caractéristiques de l’éthiopien. Malheureusement, sur une période de plusieurs siècles les documents font défaut.


Le guèze, ou éthiopien classique, est la langue du royaume d’Axoum (sa fondation date du Ier siècle de notre ère). À partir du IIIe siècle, quelques courtes inscriptions témoignent de l’usage de cette langue. Son domaine englobait, probablement, les plateaux septentrionaux, c’est-à-dire, en gros, la province du Tigré et une partie de l’Érythrée. Le guèze a dû disparaître de l’usage parlé autour du Xe siècle, mais il s’est maintenu, à l’instar du latin, comme langue savante et littéraire jusqu’au XIXe siècle et est encore la langue liturgique de l’Église copte d’Éthiopie.
Les principales autres langues éthiopiennes sont: le tigrigna, qui s’est développé sur l’ancien domaine du guèze, et le tigré, au nord, l’amharique, langue officielle de l’empire, le harari, langue de la cité de Harar, l’argobba et le gafat, assez proches de l’amharique, et les dialectes gouragués au sud.


De ces langues, seuls le guèze et, de nos jours, l’amharique possèdent une littérature écrite. En harari existent deux ou trois œuvres, d’inspiration religieuse islamique, qui peuvent dater du XVIe siècle. En tigrigna et en tigré, des recueils de littérature orale (traditions, fables, dictons, chansons) ont été collectés à l’époque moderne par les soins d’africanistes européens.


La littérature guèze
Évolution
La littérature guèze est une littérature savante, religieuse, où les traductions ont joué un rôle important.
Elle se laisse aisément diviser en deux grandes périodes: la période axoumite, qui coïncide à peu près avec l’apogée du royaume d’Axoum – à cette époque, le guèze est encore une langue vivante – et la période qui commence avec la restauration de la dynastie dite salomonienne, en 1270. Le cœur du royaume n’est plus dorénavant au nord, mais dans les régions centrales et méridionales du haut plateau. Le guèze est désormais une langue morte.
Le royaume d’Axoum a dû subir très tôt l’influence de la culture du Proche-Orient hellénistique. On sait, en fait, par des témoignages étrangers, que la langue grecque était connue à la cour d’Axoum. D’ailleurs, certaines inscriptions royales anciennes sont rédigées en grec, tout comme les légendes des monnaies.


Le guèze est employé pour la première fois dans des inscriptions du IVe siècle: le roi Ezanas, avant et après sa conversion au christianisme, y fait état de ses campagnes, premier exemple d’historiographie officielle en Éthiopie.
Au siècle suivant se situe la traduction de la Bible faite d’après un texte grec. Notons que le canon de la Bible éthiopienne contient plusieurs livres considérés comme apocryphes par les autres Églises: le Livre d’Énoch , l’Ascension d’Isaïe , le Livre des jubilés entre autres. À cela s’ajoutent quelques ouvrages comme le Qerillos (Cyrille), recueil d’extraits et d’homélies des Pères de l’Église traitant de questions christologiques, les Règles monastiques de saint Pacôme, le Physiologus , qui eut aussi sa vogue dans la littérature médiévale de l’Europe et qui traite des qualités essentiellement légendaires des animaux, des plantes et des pierres.


Toutes ces œuvres furent traduites directement du grec; il y en eut probablement d’autres, peut-être aussi des ouvrages originaux, mais rien ne nous en est parvenu. Les plus anciens manuscrits éthiopiens connus à ce jour ne sont pas antérieurs au XIIIe siècle, à une ou deux exceptions près.
L’histoire d’Axoum demeure dans l’obscurité en ce qui concerne la période qui couvre et avoisine le VIIIe siècle. Les seuls documents connus rapportent les exploits guerriers qu’une reine non chrétienne mena contre le royaume, qu’elle dévasta, vers la fin du Xe siècle.


Pendant les XIe et XIIe siècles, plus au sud, dans le Lasta, l’existence d’une dynastie différente est attestée, celle des Zagoué, dont le plus illustre roi fut Lalibéla. Enfin, en 1270, c’est le représentant d’une dynastie du Sud, Yekouno Amlak, qui, se réclamant de la descendance de l’ancienne dynastie salomonienne, prend le pouvoir.
Du XIIIe au début du XVe siècle, la puissance de l’Éthiopie s’affirme graduellement sur les royaumes musulmans entourant le plateau central. Le pays entre dans une période de renouveau culturel et religieux. Les monastères sont nombreux, et la littérature, étant essentiellement une littérature religieuse, se développe.


Les règnes les plus notables et les plus florissants furent celui du grand guerrier Amda Sion (1314-1344), de David (1382-1411), du roi théologien Zara Yakob (1434-1468), auteur lui-même de plusieurs ouvrages de caractère théologique, tel le Livre de la lumière , et de Lebna Dengel (1508-1540). C’est sous ce dernier que se produisit, en 1527, l’attaque des musulmans d’Ahmed Gragne, qui dévastèrent le pays, pillant et brûlant d’innombrables églises et couvents, et faillirent anéantir l’Éthiopie chrétienne. Ils furent finalement vaincus, en 1543, par les Éthiopiens aidés d’un corps expéditionnaire portugais.


Plus tard, l’établissement de la capitale à Gondar suscita encore une brève période de fécondité littéraire et scientifique, mais les désordres politiques, dès la fin du XVIIIe siècle, marquent aussi l’arrêt de cette activité.


Genres littéraires
Les textes relatifs aux vies de saints sont nombreux en Éthiopie. Aux XIVe et XVe siècles furent traduits des actes de martyrs, de saints, les actes apocryphes des apôtres, et tout particulièrement le calendrier des saints, ou synaxaire, de l’Église copte. Cette rédaction primitive fut, dans les siècles suivants, modifiée et adaptée aux besoins locaux. Des notices sur la vie de saints indigènes, notamment, y furent ajoutées. Toutes ces traductions ont inspiré les auteurs locaux, qui ont relaté, et en abondance, les vies de saints éthiopiens – textes dont la véracité historique, à vrai dire, est souvent peu sûre.


Par contre, le récit des miracles, parfois stupéfiants, accomplis par les saints, occupe fréquemment une place prépondérante. Il existe, d’ailleurs, des recueils de miracles traduits en partie: miracles de saint Georges, de saint Michel, de la Trinité, de Jésus... Le recueil le plus intéressant, celui qui est aussi le plus apprécié, est celui des Miracles de la Vierge .
Le texte primitif fut rédigé en France, probablement au cours de la seconde moitié du XIIe siècle. Ces légendes jouirent en Europe d’une grande faveur et connurent une énorme diffusion, quoique subissant des altérations et des additions dans les divers pays où elles parvinrent. L’un de ces recueils arriva dans le royaume latin d’Orient et y fut traduit en arabe au XIIIe siècle. Il passa en Égypte, et l’Éthiopie l’emprunta sans doute à l’Église copte d’Égypte à la fin du XIVe siècle. Les recueils éthiopiens reflètent, d’ailleurs, les étapes de ce long itinéraire. On y trouve des récits originaires de France, d’Espagne, d’Italie, de Syrie, de Palestine, d’Égypte, à côté d’autres proprement éthiopiens.


Le premier ouvrage original est vraisemblablement le Kebra nagast ("La Gloire des rois"), livre capital pour l’Éthiopie, car il explique l’origine salomonienne de la dynastie. Sa rédaction doit dater du début du XIVe siècle. On y expose, depuis la création, l’histoire de la dynastie éthiopienne. La partie centrale relate le voyage que fit Makeda, reine de Saba, c’est-à-dire d’Éthiopie, pour se rendre auprès de Salomon, la naissance de Ménélik, leur fils qui, lui-même, se rendit auprès de son père, à Jérusalem. De là, il partit pour l’Éthiopie, emmenant secrètement l’arche d’alliance. À côté de ce récit s’ajoutent d’autres chapitres exposant des explications de symboles et des prophéties. Le texte du Kebra nagast est donc assez disparate, et il est encore bien difficile d’établir son origine exacte.


En matière d’histoire, notons que la première chronique royale est celle qui relate les guerres victorieuses du roi Amda Sion contre les souverains musulmans. De peu postérieure aux événements décrits, elle plaît au lecteur tant le ton en est simple et vive la narration, alors que la plupart des autres chroniques sont souvent surchargées de comparaisons et de citations bibliques, ou alors se réduisent à une énumération sèche et stéréotypée des faits au jour le jour, comme dans certaines annales tardives.


Parmi les textes historiques traduits, citons l’Histoire du monde de Jean de Nikiou. L’original en est perdu. Le récit de la conquête musulmane de l’Égypte, événement dont l’auteur était contemporain, en fait tout l’intérêt.
La poésie est essentiellement religieuse; des genres caractéristiques sont les malke (portraits) et les qene . Dans le malke , le poète trace le portrait du personnage qu’il chante, décrivant longuement les différentes parties de son corps, depuis les cheveux jusqu’aux ongles des orteils. Les qene sont de courtes pièces, de deux à onze vers selon le genre, en l’honneur de Dieu ou des saints, chantées à certains moments de la messe.


Nombreuses sont les collections d’hymnes composées pour l’usage liturgique, tels les Louanges de la Vierge , le Deggwa et autres.


Cette poésie, qui use de la rime, de la division en strophes, est fréquemment écrite en une langue obscure, usant et abusant de l’inversion, remplie de citations bibliques, d’allusions de toute sorte; souvent, il est fort difficile de la comprendre. Pour les qene il existe d’ailleurs un enseignement spécial.


La littérature amharique
Les premiers documents littéraires amhariques sont les courts Chants royaux des XIVe et XVe siècles. Aux XVIIe/XVIIIe siècles se trouvent des paraphrases des psautiers et de certaines prières, ainsi que quelques traités théologiques.
Mais la littérature amharique ne débute vraiment qu’après le règne de Théodoros (1855-1868), avec les chroniques de ce roi.


Le premier roman est dû à Afework; il fut publié en 1908. L’auteur a composé aussi des ouvrages didactiques et une Vie de Ménélik II . Un peu plus tard, Herouy publie des biographies, des recueils de poésies, des récits historiques, des essais, etc.


Il est difficile de dresser un tableau de la littérature actuelle. Nombre d’ouvrages sont franchement moralisants et témoignent d’une psychologie fort sommaire: les bons sont bons et les méchants, méchants. Le sentiment de la nature est inexistant. Par contre, les longs discours édifiants abondent. Cependant, certains auteurs modernes ne se contentent plus de poncifs et de rhétorique. Ils s’attaquent à l’étude de la société moderne, font preuve de sensibilité, d’observation.
Parmi les noms les plus connus, citons: Makonnen Endalkatchew, auteur de romans et de pièces de théâtre, d’inspiration assez pessimiste, Kebbede Mikael, poète, essayiste et auteur dramatique, Mangestu Lemma, qui a composé poèmes et pièces de théâtre, et, enfin, Tadesse Liban, nouvelliste.


6. Archéologie et art
La préhistoire
Depuis 1963, les découvertes de sols paléolithiques et de fossiles d’Hominidés se sont succédé en Éthiopie, et cette région du monde est devenue l’une des plus intéressantes pour la connaissance de l’origine de l’homme. Les premières récoltes de fossiles du genre Australopithecus ont été effectuées dans la basse vallée de l’Omo par la mission internationale franco-kényo-américaine; elle y a recueilli plus de quatre cents fragments dans des couches de différentes époques. Le Paraustralopithecus aethiopicus dont on a retrouvé une mâchoire est très proche anatomiquement d’Australopithecus afarensis , et le squelette, complet à 40 p. 100 de la célèbre Lucy (3 M.A.), a été l’une des découvertes marquantes de l’expédition franco-américaine dans la basse vallée de l’Awash. Des fossiles du genre Homo ont été trouvés dans cette même région des Afars; à Bodo et à Melka-Kunturé, des crânes et des ossements d’Homo erectus . Dans ce dernier gisement et dans la vallée de l’Omo, on a également découvert de très anciens restes d’Homo sapiens . En Afrique orientale, et particulièrement en Éthiopie, les fossiles des différents genres d’Hominidés suggèrent que cette région du monde pourrait être le berceau de l’humanité.


Les premiers outils lithiques et vestiges de campements ont été trouvés en Éthiopie. Dans les Afars, l’un des sites de Kada-Hadar a fourni plusieurs pièces taillées qui dateraient de 2,63 M.A. À Gona, quelques outils trouvés en place avec des os brisés témoignent sans doute du plus ancien campement connu du monde, de même que l’installation provisoire d’Omo 71 sur le rivage de l’ancien lac Turkana, où l’on a découvert un chopper biface, sorte de tranchoir en quartz, aménagé par l’enlèvement de quelques éclats. Vers 2 M.A., des Hominidés ont vécu sur les berges du fleuve Omo, et l’on a retrouvé, ensevelis dans les limons, de petits éclats de quartz, déchets de taille mais aussi éclats détachés de nucléus, bien qu’exceptionnellement retouchés. Est-on en présence d’un outillage fabriqué et utilisé par des végétariens ou par des omnivores? Par des Australopithèques ou par Homo habilis?


Près d’Addis-Abeba, le gisement de Melka-Kunturé doit son nom à un gué du fleuve Awash. On y observe environ quatre-vingts niveaux, la plupart en succession stratigraphique, vestiges d’anciens campements paléolithiques. À la base de la séquence sédimentaire, plusieurs niveaux pré-acheuléens ont été attribués à l’Oldowayen; leurs âges se situeraient vers 1,7 M.A. Sur le site de Gomboré I, où des milliers de galets taillés étaient mêlés à des ossements brisés d’hippopotames, de bovidés et d’Hominidés, on a trouvé l’humérus d’un Homo erectus . On y a décelé également les traces d’un abri construit ou d’un pare-vent. À Garba IV (1,5 M.A.), on a découvert la mâchoire d’un enfant de six ans. Le sol, très riche en vestiges lithiques et ossements, est celui d’un habitat de savane et porte les marques d’activités variées: aire de dépeçage, atelier de taille. Ces deux sites peuvent être comparés aux Bed I et II d’Olduvai Gorge, en Tanzanie.


Le début de la longue période acheuléenne n’est connu, en Éthiopie, que vers 1 M.A. Le site de Garba XII, à Melka-Kunturé, possède des bifaces, de rares hachereaux, de grands et de petits éclats qui servent de supports à des racloirs, grattoirs, perçoirs, encoches et outils denticulés. L’emplacement d’un abri comportant des pierres de calage d’éventuels piquets montre l’amélioration technique des installations. Sur le site de Gomboré II (0,8 M.A.), les archéologues ont révélé la présence de fragments d’un crâne d’Homo erectus , mêlés aux ossements d’une faune variée, à des bifaces et à de petites pièces en obsidienne. À Garba I comme à Gadeb, dans le bassin de Webi Shebele, de très nombreux bifaces, hachereaux, boules à facettes et bolas piquetées indiquent un stade techniquement très élaboré de l’Acheuléen supérieur. Le feu était utilisé et maîtrisé. À Garba III, dernière phase de l’Acheuléen (de 300 000 à 250 000 ans av. J.-C.), des Homo sapiens fabriquaient des outils sur de petits éclats d’obsidienne. D’autres sites acheuléens sont connus: les terrasses du lac Langano, les rives de la moyenne vallée de l’Awash, Gadeb où des sols d’occupation s’échelonnent de l’Oldowayen évolué à l’Acheuléen supérieur. Dans ce dernier site, des populations très différentes auraient installé leurs campements en alternance, alors qu’à Melka-Kunturé le passage de l’Oldowayen à l’Acheuléen puis au Paléolithique moyen aurait été progressif: l’évolution se serait faite "en mosaïque", tous les caractères ne se modifiant pas au même rythme; le progrès technologique se heurtait au frein du mode de vie traditionnel.


Dans la région des lacs, au sud d’Addis-Abeba, les habitats du Middle Stone Age dateraient de 180 000 ans avant J.-C. À Langano et à Ziwaï, on a découvert les vestiges d’occupations successives. Le débitage Levallois était pratiqué, et des éclats d’obsidienne ont été finement retouchés: racloirs, couteaux, pointes foliacées, burins accompagnent quelques petits bifaces. Dans le Harrar, la grotte du Porc-épic aurait été une halte de chasseurs pendant la saison sèche. On connaît de nombreux habitats du Later Stone Age; près du lac Besaka, des grattoirs, des lamelles retouchées, des microlithes géométriques ainsi qu’une céramique décorée ont été recueillis. Des gravures et des peintures ornent les parois rocheuses. À Laga-Oda, dans le Harrar, des scènes pastorales ont été peintes, alors qu’à Chabbé, dans le Sidamo, on a sculpté de grands bovidés.


L’époque préaxoumite
Le sud du pays, – le Soddo en particulier et le Sidamo –, est célèbre pour ses pierres dressées, qui permettent de ranger l’Éthiopie dans la grande zone des cultures mégalithiques. Stèles anthropomorphes, stèles figuratives, stèles décorées de glaives, pierres phalloïdes, monolithes hémisphériques ou coniques, la plupart d’entre eux sont placés au milieu de sépultures: ce sont des monuments funéraires. Les fouilles récemment entreprises à Gattira-Demma, puis à Tiya, apporteront sans doute des éléments de datation.


Vers le Ve siècle avant notre ère, selon des modalités qui nous échappent encore, apparaît soudain une civilisation si comparable à celle de l’Arabie du Sud toute proche qu’on a longtemps cru qu’elle correspondait à une conquête: les peuplades pastorales de la corne nord-est de l’Afrique, de culture wiltonienne, auraient été soumises par une migration massive d’éléments sabéens d’origine sémitique ayant franchi la mer Rouge; pourtant, si l’on constate beaucoup de ressemblances entre les types de monuments et les inscriptions gravées en une splendide graphie de style géométrique, on note aussi des différences; sud-arabisante plutôt que proprement sud-arabique, cette phase peut être dénommée "sabéo-éthiopienne".


Aux confins de l’Érythrée et du Tigré, de nombreux vestiges ont été recueillis dans les vallons des montagnes d’Adoua (Yéha) et sur les hauts plateaux où plus tard se développera Axoum: Haoulti, Melazo. En ce dernier site, la fouille du petit tertre de Gobochéla a mis en évidence un sanctuaire, le plus ancien connu; les tablettes votives indiquent qu’il était dédié à Almaqah, le dieu lunaire sud-arabique, ce que confirme la présence de deux statuettes de taureau, l’une de schiste, l’autre d’albâtre; plusieurs autels sont marqués des symboles conjugués du croissant et du disque. Non loin, à Haoulti, deux édifices jumeaux étaient entourés de banquettes, où étaient posés de nombreux ex-voto en poterie: figurines de bovidés, jougs miniatures, modèles de maisons, statuettes assez grossières de femmes enceintes. D’autres fragments ont permis de reconstituer deux importants monuments. Le premier est une sorte de trône, haut de 1,40 m, orné de sculptures en un relief très plat qui rappelle le style de Persépolis; sur les montants et les rebords de son dais sont gravés des bouquetins accroupis, aux longues cornes enroulées, comme on en voit en bordure de stèles sud-arabiques; sur chacune des parois latérales s’avancent deux personnages: l’un de grande taille, barbu, tend devant lui ce qui semble être un flabellum; l’autre, plus petit, qui le précède, tient des deux mains un bâton. Le second monument est la statuette de calcaire, haute de 0,80 m, d’une femme assise, drapée dans une grande robe plissée; elle porte un lourd collier, muni d’un contrepoids dans le dos; son visage, aux lèvres étranges, aux yeux sertis d’une sorte de listel, est d’une extraordinaire expression. Les dimensions des deux monuments se correspondant, ce pourrait être la statue d’une divinité et le naos dans lequel elle se trouvait assise.


Parmi plusieurs pièces d’âges divers recueillies dans une cachette à Hawilé Assaraw figurait une autre statuette énigmatique; haute d’une cinquantaine de centimètres, elle représente un personnage aux formes trapues, assis sur un tabouret à barreau, tenant un gobelet dans chacune de ses mains posées sur les genoux; il est vêtu d’une robe à rosaces, où s’inséraient sans doute primitivement des pierres précieuses, et devait porter en outre un collier à contrepoids; l’expression du visage est cruelle: bouche aux lèvres étroites, grands yeux dont les pupilles devaient recevoir des incrustations aujourd’hui disparues. Sur un socle, dont l’appartenance à la statuette n’est pas certaine, une inscription pourrait se lire ainsi: "Afin d’accorder à Yemenit un enfant." D’interprétation difficile, la statuette d’Hawilé Assaraw fera naître encore bien des hypothèses.


Remarquables aussi sont de petits pendentifs de métal recueillis à Sabéa et à Yéha, dans une nécropole que domine un temple de style sud-arabique: affectant la forme d’un animal (bouquetin, lion, oiseau), ils sont décorés intérieurement par un entrelacs de caractères d’écriture; on peut y voir des sortes de "marques d’identité". La tradition de virtuosité de l’art animalier se traduit enfin dans la gravure si véhémente d’une lionne sur le rocher de Govedra et dans une grande statue de lion dégagée d’une falaise, à Komboltcha, probablement déjà d’époque axoumite.


Le royaume d’Axoum
La richesse d’invention des formes, l’aisance de l’exécution attestent ainsi la maîtrise des artisans de l’antique Éthiopie. C’est sur ce fonds culturel qu’à partir du Ier siècle ou du début du IIe siècle de notre ère se développa la capitale, Axoum. Celle-ci dut profiter de l’essor économique qu’avait connu la mer Rouge sous l’impulsion des Ptolémées et des Romains; c’était une étape sur les pistes caravanières reliant les ports au bassin du Nil. Nombre de petits objets de style égyptisant ou hellénistique découverts en Éthiopie attestent l’existence d’échanges avec la vallée du Nil et le monde méditerranéen: scaraboïde d’Adoulis, amulettes de faïence bleue de Haoulti, cippe d’Horus sur les crocodiles (si l’on en croit du moins le voyageur James Bruce, 1730-1794), scarabée et statuette d’Hermaphrodite d’Axoum; un joli taureau de bronze semble une œuvre alexandrine. En revanche, des coupes en métal retrouvées dans le lot de Hawilé Assaraw sont d’une origine plus nettement méroïtique, tout comme une statuette de cornaline représentant un personnage nu, avec deux uræi, recueillie à Matara.


Si ces objets témoignent d’influences étrangères, les fouilles effectuées sur les sites du royaume d’Axoum font connaître une civilisation originale et brillante. La capitale se couvre de palais d’une architecture puissante. Leurs murs épais disposés selon une alternance de saillants et de rentrants s’élèvent en une série de retraits successifs. Les plans de plusieurs édifices ont pu être précisés; mieux, des élévations en étage ont été récemment retrouvées. Au cœur d’Axoum, près du lieu dit de la "sortie des vents", un socle monumental à saillants et degrés caractéristiques supportait autrefois plusieurs "obélisques", ou plutôt des sortes de stèles géantes; la plus grande, brisée aujourd’hui, était un monolithe dont la hauteur atteignait 33,50 m; c’était à coup sûr le plus important bloc qui ait été dressé par les Anciens; une autre est encore debout; elle a 23 mètres de hauteur; ces stèles présentent un décor qui évoque de hautes maisons, aux nombreux étages, comme on en voit encore en Arabie du Sud; la porte du bas, avec sa serrure, est surmontée de plusieurs étages de fenêtres grillagées entre lesquelles apparaissent les extrémités des poutres des planchers (les "têtes de singe", selon la désignation locale). D’autres pierres levées, abondantes dans la zone d’Axoum, marquaient sans doute l’emplacement de sépultures. De grandes bases, entaillées de degrés, portant des traces de rainures, sont les restes de "trônes". On ne sait pas encore s’il y a un rapport entre ces bases et les dalles gravées d’inscriptions retrouvées sur le site. Sont aussi typiquement axoumites d’énigmatiques têtes de terre cuite rouge, avec traces d’un engobe gris; le visage, aux traits habituellement fins, s’encadre d’une ample coiffure qui fait saillie à l’arrière; quelquefois percées, au sommet, d’un orifice, elles sont munies d’un assez long cou formant col. Peut-être ces têtes constituaient-elles des goulots de jarres. L’archéologie axoumite pose encore bien des problèmes.


Parfois, pourtant, elle apporte aux historiens une pièce de choix: tel ce "couteau de jet" – ou sceptre votif – de bronze, gravé en caractères déjà éthiopiens (les plus anciens actuellement connus de cette écriture) d’une inscription commémorant deux conquêtes de "Gadar, roi (ngšy ) d’Axoum"; ce serait le souverain identifié par l’épigraphie sudarabique à propos d’une guerre dirigée contre les Sabéens.


De toute façon, le développement des fouilles menées par l’Institut éthiopien d’archéologie fait mieux connaître l’importance du royaume d’Axoum, l’un des "quatre royaumes" du monde avec Rome, la Perse et la Chine selon les Kephalaia de Mani (fin du IIIe siècle de notre ère). Le site privilégié de Matara, près de Sénafé de Chimézané, permet de vérifier sur plusieurs siècles la succession des époques. Une vraie Pompéi éthiopienne surgit des terres depuis 1959: magnifiques constructions de style axoumite classique, dont les murs présentent une disposition en gradins avec une alternance de saillants et de rentrants. Un abondant matériel nous renseigne sur la vie quotidienne: fourneaux, écuelles, marmites, petites lampes. Plusieurs pièces attestent la longue et brillante tradition culturelle de Matara, où se sont accumulés des objets d’âges très divers: un sautoir avec quatorze monnaies et deux bractéates d’or à l’effigie des Césars, de Nerva à Septime Sévère; une magnifique lampe de bronze, haute de 0,40 m, où s’allient les influences d’Alexandrie et de l’Arabie du Sud: au-dessus de la coupe au socle délicatement ciselé, un chien saisit à la course un bouquetin bondissant. Parmi d’autres bijoux, on compte deux croix en or remarquablement ouvragées.


L’Éthiopie chrétienne
Vers 330, l’empire d’Axoum s’était, en effet, converti au christianisme. Sur les monnaies du roi Ezana, la croix remplace le croissant et le disque lunaire; une stèle inscrite en grec, découverte en 1969, relatant les victoires du roi sur les Noba, atteste la "puissance du Père, du Fils et du Saint-Esprit" et exalte "la foi dans le Christ et sa volonté"; une autre inscription d’Ezana, trouvée en 1981 au nord d’Axoum, présente sur une face un texte en écriture pseudo-sabéenne et un texte en guèze, tandis que l’autre face porte un texte en grec; ce sont là trois versions de la campagne du roi contre les Bedja, révélant de nouveaux détails et permettant de mieux cerner ses croyances religieuses.


Malgré les crises du Moyen Âge et les destructions, il demeure des vestiges de quelques églises de haute époque; elles conservent le plan des temples païens; les influences majeures semblent celles de la Syrie du Nord; il en résulte un plan basilical (Yéha, Goulo Makéda, Enda Cerqos de Melazo), avec parfois une abside semi-circulaire (Adoulis); de date apparemment postérieure, l’église de Debra Damo présente encore une double rangée de piliers monolithes soutenant des galeries de part et d’autre de la nef centrale couverte par des arceaux de bois.


Peu à peu, la civilisation d’Axoum s’étiola. Lentement, peut-être sous la menace bedja venue du Nord, le centre de gravité du royaume chrétien se déplaça vers les plateaux des Amhara et même le lointain Shoa. Une reine du Semien, qualifiée de juive et nommée Judith, après avoir détruit Axoum, aurait pendant une quarantaine d’années persécuté les chrétiens. On attribue à cet intermède la destruction d’un grand nombre de vestiges du plus lointain passé éthiopien.


Le renouveau vint du Sud, de la région du Lasta, un bastion qu’enserrent les cours supérieurs du Takazzé et son affluent le Tsellari. Vers 1135 apparaît la nouvelle dynastie des Zagoué. Dans ces régions où le christianisme venait d’être assimilé par les populations locales, on assiste à une puissante renaissance chrétienne, celle de moines d’une exceptionnelle sainteté; au début du XIIIe siècle, sous le saint roi Lalibéla et ses successeurs, la montagne sacrée, autour de la nouvelle capitale de Roha, est creusée d’étonnantes églises rupestres, merveilles de l’Éthiopie. La Terre sainte est recréée suivant une toponymie biblique: mont Thabor, le Jourdain. Dix sanctuaires se répartissent en deux groupes principaux, entourés chacun d’une enceinte; à l’écart, au fond d’un puits profond, un onzième sanctuaire, Biet Giorgiys, se distingue par son plan cruciforme et son toit plat qui offre le dessin de grandes croix emboîtées, d’une rare élégance. Le principe de ces édifices est simple, bien qu’extraordinairement original: une large tranchée, qu’on atteint par des tunnels, isole du reste du plateau la masse de rocher dans laquelle est littéralement sculptée l’église; partout dans la montagne, de petits alvéoles annexes servent de tombes aux prêtres les plus vénérables. Les plans sont variés, mais ils reproduisent, figés dans le roc, ceux de monuments antérieurement construits; ainsi l’église du Sauveur-du-Monde (Biet Medani Alem) semble conserver la disposition de l’ancienne cathédrale d’Axoum (Notre-Dame-de-Sion); longue de 33 mètres et large de 23, elle dresse une masse haute de 11 mètres; tout autour, une colonnade de trente-deux piliers à section quadrangulaire, délimitant un étroit promenoir de 0,70 m, supporte le toit à double pente, orné d’arcades sculptées; l’intérieur est de plan basilical: cinq nefs – ce qui est exceptionnel – et huit travées, avec une puissante forêt de vingt-huit piliers portant des pseudo-chapiteaux en console et des arcs en plein cintre. À Biet Emmanuel, énorme bloc rectangulaire de 17 mètres de long sur 11 de large, l’imitation d’une architecture construite est parfaite: avec ses saillants et ses rentrants, ses "têtes de singe" (extrémités de poutres simulées), c’est un splendide exemple de style axoumite. De façon générale, les grandes façades de pierre, fort sobres, ne sont guère animées que par le jeu de larges bandeaux (horizontaux ou verticaux) et d’ouvertures, qui reprennent parfois le thème, indéfiniment répété, de la croix.

 

À l’intérieur de certaines des églises de Lalibéla, des reliefs, et surtout des peintures, présentent un intérêt iconographique et historique considérable; sans doute les peintures, dont les premières datent du XVe siècle, sont-elles postérieures à la construction de ces églises. Sous l’impulsion d’un comité international, on procède actuellement à la conservation et à la restauration de cet ensemble unique au monde, malheureusement fort dégradé ou objet de remaniements bien intempestifs.


À travers l’Éthiopie, une centaine d’autres églises rupestres, plus ou moins bien décrites, étaient jusqu’ici connues; à côté d’églises monolithes proprement dites, littéralement excavées du rocher, certaines étaient des églises hypogées mettant souvent à profit l’existence de grottes naturelles; d’autres étaient des églises de cavernes, construites en pierre ou en bois, à l’intérieur ou sous une voûte rocheuse, dispositif particulièrement original. Or, en 1965, un prêtre éthiopien, Abba Tawalda Medhin Joseph, a révélé l’existence de cent vingt et une églises rupestres cachées dans les ravins des montagnes et des plateaux du Tigré (au nord de Makallé) et demeurées pour la plupart totalement inconnues: les unes dans l’Agamé (au sud d’Adigrat), les autres autour de Hauzen (Géralta et Enderta), d’autres au Tambien (Abbi Addi), d’autres enfin dans la région d’Asbi. En dehors du magnifique recueil de photographies du docteur G. Gerster, on ne possède encore que des indications très fragmentaires sur ces édifices. Certains sont fort maladroitement aménagés dans le rocher; d’autres sont de vrais chefs-d’œuvre, telle la magnifique église d’Abraha Atsbeha. La plupart sont des églises hypogées. Le plan basilical semble le plus fréquent, mais on trouve des salles circulaires, comme à Guh (dans le Guéralta). De nombreux éléments perpétuent le style axoumite: plan rectangulaire, piliers et architraves, murs à ressauts, alternance de couches de bois équarri et de lits de pierres de taille, affleurement des poutres rondes en "têtes de singe" (par exemple, à Saint-Michel de Debra Salam). À côté de plafonds plats, souvent décorés en caissons, il en existe de voûtés: l’Enderta utilise avec prédilection la coupole.

 

Si, comme dans tout l’art éthiopien, la rondebosse fait défaut, on trouve des reliefs à décor géométrique. De nombreuses parois décorées apportent une documentation précieuse pour la connaissance de la peinture éthiopienne: on y discerne des styles et des manières très diverses, de la plus naïve à la plus élaborée; si certaines reflètent une tradition fort archaïque, d’autres ne peuvent guère être antérieures au XVIe siècle (église de Guh). De nombreuses missions seront nécessaires pour étudier cet impressionnant ensemble; il est trop tôt pour tenter de donner des indications précises de datation. Et il reste encore bien d’autres régions d’Éthiopie qui n’ont pas été systématiquement explorées, telles les églises du lac Tana, dont on sait cependant la richesse en peintures et en orfèvrerie sacrée. Un bon expert, A. Mordini, a estimé à quinze cents le nombre des églises antérieures au XVIe siècle dont il subsiste des vestiges.


Le style "gondarien"
Au début du XVIe siècle, l’invasion par les troupes de l’imam Gragne (tué en 1542) dévaste l’Éthiopie. C’est alors aussi l’arrivée des missionnaires portugais, puis espagnols. Un nouveau style se développe désormais. Le lac Tana, où avaient été livrés précisément les derniers combats contre l’envahisseur, devient le centre de gravité. Peut-être des monuments comme l’insolite église de Barié Guemb (où une coupole domine le cœur de l’édifice) invitent-ils à dater de Lebna Dengel ou de Galaoudéos les premiers témoins du style qu’on définira plus tard comme "gondarien" (ou "portugo-éthiopien"). Sarsa Dengel (1563-1597) fixe sa résidence à Gouazara. Puis le père Paez surcharge d’un riche décor manuélin l’église de la Vierge (près de Gorgora); à proximité, l’empereur Souseneyos édifie un palais. Fasilidas (1632-1667) est le fondateur de la cité impériale de Gondar, que développeront ses successeurs: dans une vaste enceinte percée de nombreuses portes, c’est un ensemble impressionnant de palais (Fasil Guemb, château de Yassous le Grand), de pavillons (bibliothèque de Tsadik Yohannès) et d’églises; plus tard, Bacaffa (1719-1730) et l’impératrice Mentouab y adjoindront d’importantes constructions; à cet ensemble si prestigieux, d’allure théâtrale, s’ajoutent de nombreuses autres églises, dont l’abbatiale de Debra-Berhan-Sélassié et la grande abbaye de Cousquam à la puissante enceinte crénelée et renforcée de tours. Les créneaux des murailles et des terrasses, les escaliers et balcons extérieurs, les tours rejetées aux angles et couvertes de coupoles sur trompes donnent à ces bâtiments une singulière allure, perpétuant le style de la Renaissance européenne jusqu’au XVIIIe siècle.


La peinture de manuscrits
Parallèlement à l’art monumental et à la grande peinture murale, l’effort des artistes éthiopiens s’est exercé dans un domaine fort séduisant, celui des miniatures: elles ornent les lourds manuscrits, sur parchemin, où textes et figures sont tracés à la main par les prêtres et leurs aides, les dabtaras , selon des règles immuables. Les miniatures des évangiles destinés à être lus à l’office (évangéliaires) sont inspirées d’un même thème: les scènes de la vie du Christ; la première image montre l’Évangéliste en train d’écrire ou d’écouter l’inspiration divine; enfin, des tableaux numériques, dits des canons d’Eusèbe, sont présentés dans de belles compositions: souvent, une sorte de temple, à colonnes et fronton décoré, entouré d’une végétation luxuriante où jouent les animaux et les oiseaux. Le plus ancien manuscrit décoré actuellement signalé semble être celui d’Abba Garima, près d’Adoua: Xe-XIe siècle. Du début du XIVe siècle date le manuscrit de l’église Saint-Étienne du lac Haïk (près de Dessié), conservé à la Bibliothèque nationale d’Addis-Abeba: toutes les vignettes sont groupées en tête du volume; des images d’une grande naïveté, personnages aux traits fort simplifiés, au long nez, aux grands yeux globuleux, ne laissent pas d’être attachantes. La plupart des manuscrits proviennent du lac Tana; l’un des plus remarquables est celui de l’île de Kébran, enluminé dans les premières années du XVe siècle (vers 1420); l’influence de l’iconographie byzantine y est évidente; mais la simplification des lignes et surtout les traits des personnages sont bien éthiopiens. Un peu postérieur (règne de Zara Yakob, vers 1450), le manuscrit de Jehjeh Giorgiys (dans le Wagara) offre une stylisation encore plus poussée. Après les destructions de Gragne, il fallut reconstituer les bibliothèques; dans l’illustration des nouveaux manuscrits, la frontalité est abandonnée, les scènes s’animent, les couleurs sont plus variées, n’évitant pas le bariolage dans certains cas; le plus célèbre manuscrit est celui des Miracles de Marie (Taamra Maryam ). À l’époque de Gondar, l’influence occidentale est indéniable. Parmi tant de belles réussites, il suffit ici de signaler ces images d’apôtres et de saints qui ornent de grands dépliants de parchemin, parfois montés en roue pour être portés dans les processions.


Un art populaire vivace
Les œuvres populaires que produit encore l’artisanat éthiopien se rattachent à la tradition de l’art sacré. Ce sont des compositions aux couleurs vives, peintes sur toile ou parchemin; le vert, le jaune et le rouge y dominent (couleurs du drapeau éthiopien). Les sujets relèvent de cycles consacrés: suite de tableautins évoquant la légende de la reine de Saba ou les faits miraculeux de quelque saint. Des règles fixes sont observées: les méchants sont toujours représentés de profil et les bons de face, les deux yeux bien apparents; aucune ombre ne doit voiler le visage des saints; la prédominance est donnée à la droite sur la gauche. Dans l’orfèvrerie, les croix de types et de décor infiniment variés perpétuent les créations si originales des siècles classiques; originellement, la technique des bijoux d’argent était celle de la cire perdue; souvent, la croix comporte un motif tressé, symbole d’infini; elle s’insère parfois dans un cercle évoquant l’univers sur lequel elle doit régner; des jeux de croix secondaires peuvent s’ajouter à la croix principale, multipliant ainsi son pouvoir.


Ces réussites de l’art populaire ne sauraient être négligées. Peintures aux tableautins de couleurs vives, croix ornées d’entrelacs variés, autant d’images liées au nom de l’Éthiopie, tout comme les églises rondes aux grands toits de chaume. Dans l’extension prise par ces édifices circulaires durant les derniers siècles (au point que les églises de plan quadrangulaire – les plus anciennes – ne se trouvent guère que dans le Tigré), faut-il voir l’affirmation sans cesse plus marquée du caractère africain de la civilisation éthiopienne, dont on a noté le progrès en d’autres domaines (dans la langue, par exemple, qui a beaucoup évolué à partir du schéma originel proprement sémitique)? Faut-il considérer que les cercles concentriques, selon lesquels s’organise l’église, protègent l’accès vers le mystère: le qene mehlet , où sont installés les chantres, puis le qeddest , pour les fidèles, jusqu’à la partie centrale, le saint des saints (maqdas ), espace quadrangulaire où est enfermé l’autel inaccessible (le tabot )? Ce dispositif procéderait d’un réflexe de défense contre les périls de l’Islam, tant redouté depuis les destructions de Gragne. Bien des recherches doivent être faites en de tels domaines.


Si l’art éthiopien contemporain se tourne résolument vers l’avenir, il hérite de longs siècles de réalisations. C’est dans cet esprit qu’on doit apprécier l’œuvre d’une vigoureuse école de jeunes peintres et sculpteurs contemporains: Gébré Kristos Desta, Iskandar Boghossian et, avant tout, Afework Teklé, dont le génie inventif sait sauvegarder le meilleur de la tradition du patrimoine national.

 

Source

http://membres.lycos.fr/schalaweens/ethiopipays.htm

 

 

 

 

 

 

 

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